Rimes familières/Le Pays merveilleux

 
Lorsqu’on a cheminé bien longtemps dans la plaine.
Que les pieds sont lassés du chemin parcouru,
On voit surgir au loin, vision surhumaine,
Le mont géant. Il est brusquement apparu,
Enveloppé d’azur et baigné de lumière ;
Plus haut que la nuée aux contours éclatants
Il élève sa cime ; on dirait qu’à la Terre
Il est extérieur : ses pics étincelants

Se dressent radieux dans un monde de gloire ;
C’est le pays rêvé, c’est l’Olympe des Dieux
Qui boivent le nectar sur des trônes d’ivoire,
C’est l’Idéal ! montons, allons vivre en ces lieux
Enchantés ! gravissons la montagne, courage !
Encor ! montons encor ! toujours ! élevons-nous
Au-dessus des forêts, au-dessus de l’orage
Qui pour nous arrêter roule d’effrayants coups
De tonnerre, et soufflant ses bruyantes rafales
Brise et disperse au loin les branches des sapins ;
Là-haut plus de tempête, et plus de brouillards pâles
Qui voilent le soleil ! les vigoureux alpins
Bravant sans hésiter fatigues et vertiges
Auront pour récompense un séjour merveilleux
Interdit à jamais aux faibles ; des prodiges
Attendent le regard de ces audacieux
Qui méprisent le sol où rampent les timides.
En route vers les cieux, loin des plaines humides,
En avant !

                         — Mais le roc a déjà remplacé
La terre verdoyante et les pentes fleuries ;

Malgré l’ardent soleil, c’est un souffle glacé
Qui tombe sur nos fronts ; nos mains endolories
S’écorchent au contact de la muraille à pic
Qu’il faut escalader au risque de la chute.
Plus un être vivant : le scorpion, l’aspic.
Habitants des déserts, abandonnent la lutte
Avec une nature implacable. Voici
La neige immaculée, et voici dans la glace
Perfide qui se fend, s’entr’ouvre, et sans merci
Nous engloutit, l’affreux piège de la crevasse.
Enfin l’air manque, et l’on respire avec effort…
Le pays merveilleux est celui de la mort.

Et c’est la plaine alors, la plaine dédaignée,
Déroulant à nos pieds des tableaux inconnus,
Qui dans l’azur et dans la lumière baignée
Oppose sa richesse aux rochers froids et nus.

La vie à sa surface est partout répandue :
Confondant sa limite avec celle du ciel,
L’œil ne peut mesurer son immense étendue…

O mirage qui fais d’un calice de fiel
La coupe dont l’éclat fascinant nous attire,
Tu nous trompes toujours ! l’inassouvissement
De l’âme des humains est l’éternel martyre,
Et de leur fol orgueil l’éternel châtiment.

Collection: 
1890

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