Rimes familières/Adam et Ève

 

I

L’ivresse est envolée et l’espérance est morte :
Ils ont goûté le fruit de l’arbre défendu.
Jamais l’Ange pour eux ne rouvrira la porte
                        Du paradis perdu.

Depuis que du bonheur ils ont touché la cime,
Soumis au châtiment, résignés à souffrir,
Ils ne regrettent rien, ni l’exil, ni le crime,
                        Ni l’horreur de mourir.

La faim, la soif, n’ont rien dont le cœur se désole,
Ni le soleil de feu, ni le désert géant ;
Qu’importe ! ils ont l’Amour : de tout il les console
                        Et le reste est néant.

Car l’Amour, engendrant voluptés et tortures,
N’était pas dans l’Eden aux vertus condamné :
Il fallait pour qu’il fût connu des créatures
                        Que le crime fût né.

C’est sur le Désespoir que fleurit l’Espérance ;
Pour que le Rut devînt l’Amour prodigieux
Il fallait aux humains le remords, la souffrance
                        Et les pleurs dans les yeux.

Sicut Dii ! Ce mot du tentateur suprême
Était-ce donc vrai : le Mal nous a divinisés.
L’Homme innocent jamais n’eût connu par lui-même
                        Tout le prix des baisers !

Ils changent notre bouche en exquise blessure
Par où coule à longs traits le sang des cœurs maudits,
Nous rendant chaque jour, mortelle nourriture,
                        Le fruit du paradis.

II

Tu savais bien, Iaveh ! qu’en sa chair frémissante
L’Homme, prompt à bénir et prompt à blasphémer,
Cache une âme qui brûle, à vouloir impuissante
                        Et faite pour aimer !

Tu mets près de la lèvre un fruit qui la désire ;
Tu dis : c’est le plaisir ; n’y touchez pas ! pourquoi ?
Sous notre pied glissant l’abîme nous attire :
                        Qui l’a creusé ? c’est toi !

Sentant de ton pouvoir s’ébranler l’édifice,
O Dieu cruel ! en vain pour racheter le Mal
Tu donneras ton Fils, offert en sacrifice
                        Comme un vil animal !

Trop tard ! le blé se sèche et l’ivraie est fertile !
Trop tard ! le Mal a fait son œuvre pour toujours !
Ton Fils sur un gibet souffre et meurt inutile :
                        Et l’Homme, plein de jours,

Dédaignant tes Edens, méprisant tes supplices,
Laissant aux chérubins ta céleste Sion,
Bravant la mort, l’enfer, se plonge avec délices
                        Dans la Damnation.

Sicut Dii ! non ! non ! le tentateur des âmes
N’a pas dit vrai : car l’Homme est plus grand que les Dieux,
Qui, n’ayant pas brûlé des diaboliques flammes,
                        Se contentent des Cieux !

L’Homme règne en vainqueur sur la Terre sublime.
Il vit : les Dieux sont morts ou se taisent, lassés :
Son front touche le ciel, son pied fouille l’abîme :
                        Lui seul, et c’est assez.

Collection: 
1890

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