Pourquoi nous sommes graves

 
Nos yeux se sont ouverts dans une aube d’alarmes ;
Les pas de la déroute et les lourds soubresauts
Des fourgons étrangers secouaient nos berceaux,
Les places s’emplissaient de prisonniers sans armes...

Ce fut un été rouge, et puis ce fut l’hiver,
Cet hiver où l’on vit tant de sang sur la neige,
Où toutes, l’une après l’autre, prises au piège,
Chaque ville tombait, comme marquée au fer.

Cependant que roulait et s’enflait, comme une onde
Innombrable, la horde aux millions de mains
Des peuples qui broyaient le silex des chemins,
Et que menaient des rois à la moustache blonde,

Portant l’aigle barbare en croix sur leur blason,
Chargés d’or féodal et de mufles de bête,
Et, dans les rangs toujours accrus, levant leur crête
Sous le cimier chérusque ou le casque saxon,

Par la campagne aveugle et les sourdes banlieues,
Ils passaient, las de proie et de meurtre, et le soir,
Les tout petits fermaient les yeux, pour ne pas voir
L’insolence railleuse en leurs prunelles bleues,

Pour ne pas admirer leur stature, et ne pas
Deviner, sous l’orgueil des foules militaires,
Le calme des disciplines héréditaires,
Qui bombait leur poitrine et qui scandait leurs pas.

Le fleuve a reflué, lourd de sang et d’ordure,
Charriant la défaite avec la trahison,
Emportant l’or infâme et clair de la rançon,
Dans la bise de l’Est qui sifflait, aigre et dure.

Et nous avons compris, alors, que c’était vrai...
Que nous étions vaincus, comme dans les Histoires,
Que nous avions laissé fuir l’essaim des Victoires,
Et qu’encore une fois Varus était livré.

Une pudeur sacrée a scellé notre bouche :
Nul n’a su la couvée aux yeux de haine, alors
Nourrie avec le blé qu’avaient semé les morts,
Et dans quelle veillée implacable et farouche,

Notre enfance lucide et fiévreuse a grandi :
Nous n’avons pas pleuré d’avoir vu tant de honte ;
Si loin qu’un souvenir en nous-mêmes remonte,
Nous n’avons pas pleuré, mais nous avons maudit,

Maudit les lâches qui fuyaient, et les parjures,
Ceux qui tombaient frappés par l’acier, dans le dos,
Et ceux qui jetaient leurs fusils, et, par troupeaux,
Au creux de nos sillons, se couchaient sans blessures...

C’est d’avoir tant souffert quand le chariot germain
Écrasait, de sa double ornière, nos emblaves,
Que nous, ô jeunes gens d’aujourd’hui, restons graves
Et tristes, quelquefois, sur le bord du chemin.

Collection: 
1885

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