Agir ?

 
Certes, le rêve est grand de celui qui s’isole
Entre les murs massifs de son caveau d'airain,
Et, forgeron cyclopéen de la parole,
Bâtit dans sa pensée un monde souterrain,

Et dont l’orgueil jaloux, superbement timide,
Veut, loin du bruit sans nom des maux inexpiés,
Ignorer si son œuvre, inutile et splendide,
Rayonne sur la Terre ou se meurt à ses pieds.

Mais celui qui, dressé sur les foules sauvages,
Va leur clamer des mots qu’elles ne savent pas,
Et, comme un cap debout au rempart des rivages,
Entend mugir la mer des haines sous ses pas,

Celui dont la vertu hautaine et douce affronte
La colère civique aux tumultes hideux,
L’ironique mépris des sages, et la honte
D’avoir parlé trop tôt pour être compris d’eux,

Celui-là n’est-il pas de plus haute stature ?
Son nom injurieux, aujourd'hui détesté,
N’éblouira-t-il pas l’humanité future,
Dans le temple à venir de la sainte équité ?

Mais toi ! sombre rhéteur ou radieux poète,
Si l’Esprit, oppresseur de ta pensée en deuil,
Ne lui permet même pas de lever la tête,
Quand la pourpre des saints éclabousse ton seuil,

Si ton geste, captif du cercle blanc des lampes,
A l’heure où la nuit tiède épuise ses parfums,
A, d’une main distraite, écarté de tes tempes,
Comme un bourdonnement d’insectes importons,

L’écho du bruit que font, dans l’arène civile,
À des jours où Lucain, du moins, a su mourir.
Dans le silence lâche et la stupeur servile,
Le rire du Héros et le chant du martyr ;

À la cynique impiété si tu n’opposes
Que les altiers dégoûts de ta propre vertu,
Si, parmi les bourreaux, devant les justes causes,
Tu t’es croisé les bras et n'a pas combattu,

Si, doreur de joyaux ou ciseleur d’armures,
Oubliant ton cœur d’homme et ce que tu lui dois,
Tu détournes les yeux et te crois les mains pures,
Pour n’avoir pas de sang aux ongles de tes doigts,

Si tu n’as su, perdu sur nos routes banales,
Quel exemple choisir où le droit s’incréa,
Et, s’il faut préférer, pour graver des annales,
Le style de Tacite au fer de Chéréa...

Ne crains-tu pas qu’au fond de ton âme ne glisse
Un réveil onduleux de remords endormis,
Et que ta conscience en toi trouve un complice
Au crime inconscient que d’autres ont commis ?…

Collection: 
1885

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PAROLE DE SONGE

O Foudroyé, tombé des gloires de tes cieux,
Tentateur des parvis sans ombre, audacieux !
Qui voulus reculer les limites du rêve,
Et déplacer, d’un bras que tu savais mortel,
Sur le sable inconnu de la dernière grève,
Les piliers...

 
O Toi dont nul mortel n’a soulevé les voiles,
Dont nul porteur de Dieux, nul ravisseur d’étoiles
N’a vu frémir encor la vierge nudité,
Vers qui, du fond des temps, monte, jamais lassée,
Par l’ouragan des jours, comme un aigle, bercée,
Toute notre espérance...

 
Pour Madame Delarue-Mardrus.

Aujourd’hui notre terre est une nef, que guide
L’équipage invisible et muet à la fois
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Comme un...

Quand je m’endormirai sous la splendeur des astres,
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Grouperont leurs...

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C’est l’heure où le Touran, sol d’argile et de braise,
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