Mélanges (Prudhomme)/À un désespéré

 
Tu veux toi-même ouvrir ta tombe :
Tu dis que sous ta lourde croix
Ton énergie enfin succombe ;
Tu souffres beaucoup, je te crois.

Le souci des choses divines
Que jamais tes yeux ne verront
Tresse d’invisibles épines
Et les enfonce dans ton front.

Tu répands ton enthousiasme
Et tu partages ton manteau ;
À ta vaillance le sarcasme
Attache un risible écriteau.

Tu demandes à l’âpre étude
Le secret du bonheur humain,
Et les clous de l’ingratitude
Te sont plantés dans chaque main.

Tu veux voler où vont tes rêves
Et forcer l’infini jaloux,
Et tu te sens, quand tu t’enlèves,
Aux deux pieds d’invisibles clous.

Ta bouche abhorre le mensonge,
La poésie y fait son miel ;
Tu sens d’une invisible éponge
Monter le vinaigre et le fiel.

Ton cœur timide aime en silence,
Il cherche un cœur sous la beauté ;
Tu sens d’une invisible lance
Le fer froid percer ton côté.

Tu souffres d’un mal qui t’honore ;
Mais vois tes mains, tes pieds, ton flanc :
Tu n’es pas un vrai Christ encore,
On n’a pas fait couler ton sang ;

Tu n’as pas arrosé la terre
De la plus chaude des sueurs ;
Tu n’es pas martyr volontaire,
Et c’est pour toi seul que tu meurs.

Collection: 
1865

More from Poet

  •  
    Mon corps, vil accident de l’éternel ensemble ;
    Mon cœur, fibre malade aux souffrantes amours ;
    Ma raison, lueur pâle où la vérité tremble ;
    Mes vingt ans, pleurs perdus dans le torrent des jours :

    Voilà donc tout mon être ! et pourtant je rassemble...

  •  
    Tu veux toi-même ouvrir ta tombe :
    Tu dis que sous ta lourde croix
    Ton énergie enfin succombe ;
    Tu souffres beaucoup, je te crois.

    Le souci des choses divines
    Que jamais tes yeux ne verront
    Tresse d’invisibles épines
    Et les enfonce dans ton...

  • Ces vers que toi seule aurais lus,
    L’œil des indifférents les tente ;
    Sans gagner un ami de plus
    J’ai donc trahi ma confidente.

    Enfant, je t’ai dit qui j’aimais,
    Tu sais le nom de la première ;
    Sa grâce ne mourra jamais
    Dans mes yeux qu’...

  •  
    Toi qui peux monter solitaire
    Au ciel, sans gravir les sommets,
    Et dans les vallons de la terre
    Descendre sans tomber jamais ;

    Toi qui, sans te pencher au fleuve
    Où nous ne puisons qu’à genoux,
    Peux aller boire avant qu’il pleuve
    Au nuage...

  •  
    O vénérable Nuit, dont les urnes profondes
    Dans l’espace infini versent tranquillement
    Un long fleuve de nacre et des millions de mondes,
             Et dans l’homme un divin calmant,

    Tu berces l’univers, et ton grand deuil ressemble
    A celui d’une...