Stances et poèmes/À la nuit

 
O vénérable Nuit, dont les urnes profondes
Dans l’espace infini versent tranquillement
Un long fleuve de nacre et des millions de mondes,
         Et dans l’homme un divin calmant,

Tu berces l’univers, et ton grand deuil ressemble
A celui d’une veuve exercée aux douleurs,
Qui pense au lendemain inexorable, et tremble
Pour son enfant qui dort les mains pleines de fleurs.

Tu regardes la terre avec mélancolie ;
Tu ne ris point là-haut comme le jour moqueur ;
Tu plains les maux de l’homme, et pour qu’il les oublie
         Tu poses la main sur ton cœur.

Mais pourquoi t’en vas-tu, passagère céleste ?
Pourquoi rends-tu la terre à son cruel soleil ?
Demeure cette fois, je t’en supplie, ah ! reste ;
S’il faut souffrir encore, à quoi bon le réveil ?

Tu nous sauveras tous, ô Nuit, si tu demeures :
Nous ne le craindrons plus, cet ennemi prochain,
Ce dé fatal caché dans la robe des heures
         Qu’on nomme avec effroi : Demain.

Demain ! c’est le réveil des corps pour la fatigue,
Des âmes pour le mal et les muets tourments,
Des cités pour le bruit, l’ambitieuse intrigue
Plus stérile que l’onde en ses vains mouvements ;

C’est le réveil des cœurs pour le désir avide,
Le regret, l’espoir vague et le vorace ennui,
Des fronts pour la pensée insatiable et vide
         Que leurre l’idéal enfui ;

C’est le réveil des bras pour la bêche et les armes,
Des langues pour l’erreur et pour la trahison,
Des pieds pour l’aventure et des yeux pour les larmes,
Des lèvres pour la faim, la fièvre et le poison !
 

Vois : maintenant tout dort, la montagne immobile,
La vallée odorante où le vent s’assoupit,
Et le fleuve, et la plaine où la bourbeuse ville
         Comme un dragon noir s’accroupit.

Vois : les hauts peupliers penchent leurs têtes sombres ;
L’air en les inclinant ne les agite pas ;
Ils tiennent leur conseil, semblables à des ombres,
A des spectres géants qui se parlent tout bas.

Le marbre des tombeaux blanchit dans l’herbe brune.
Écoute ! entre les pins les morts légers vont seuls,
D’un pas surnaturel, inondés par la lune,
         Traînant leurs antiques linceuls ;

Ils errent. C’est assez que leur âme ressente,
Affranchie à jamais des soins de l’avenir,
Du repos désiré l’onde rafraîchissante,
Et savoure le miel du lointain souvenir.

Les vivants sont muets, car, sous ton aile immense,
Ils boivent le sommeil avec l’ombre du soir,
Lait sombre et merveilleux qu’aspirent en silence
         Toutes lèvres à ton sein noir.

Comme on voit se tremper et s’alourdir l’éponge
Qui descend par degrés jusqu’au fond du bassin,
Le cerveau lentement dans les rêves se plonge,
Et de vapeurs chargé tombe sur le coussin.

Ils subissent, couchés, leur molle servitude ;
Lasse, la volonté trahit son propre effort,
Et la raison sans règle, au gré de l’habitude,
         Se détend comme un lent ressort.

Puis un espiègle enfant, dieu de la fantaisie,
Impose un jeu bizarre à chaque faculté,
Et va dans l’infini dépayser la vie
En y mêlant les mœurs d’un empire enchanté.

Tantôt ce dieu, trompant un long deuil pour une heure,
Emprunte son suaire à l’ange de la mort,
Puis sous les traits pâlis de l’être aimé qu’on pleure
         De la tombe entr’ouverte il sort ;

Tantôt, bourreau commis au châtiment d’un crime,
Secouant le coupable après l’avoir bercé,
Il lui montre partout le meurtre et la victime,
En injectant ses yeux du sang qu’il a versé.

L’invincible sommeil rend les méchants esclaves
Des forfaits que le jour leur faisait oublier ;
Mais aux Socrates purs, dénouant leurs entraves,
         Il donne un démon familier.

La vierge dort, bras nus ; sa poitrine respire,
Flot murmurant qui monte et décroît tour à tour ;
La Pudeur vigilante en se penchant l’admire
Et lutte avec la bouche errante de l’Amour.

Un songe sur sa tête en souriant dispose
Le ruban désiré qu’il montre encor plus beau :
Le bonheur de l’enfant est celui de la rose
         Qui fait ses perles d’un peu d’eau.

Le pâle cénobite en sa cellule close
S’est assoupi, lassé par sa longue oraison ;
Il songe, il croit sentir que sa tête repose
Sur l’épaule du Christ assis dans sa prison.

Le jeune homme, oubliant sa lampe solitaire,
Dans le vaste avenir par l’espoir emporté,
Rêve que la Justice a parcouru la terre
         Sur l’aile de la Liberté.

L’astronome obstiné monte à la plate-forme,
Et, comme un enchanteur, d’un appel sûr et lent
Fait descendre le ciel dans sa lunette énorme ;
Il se croit incliné sur un lac d’or tremblant.

Achevant l’œuvre aimé que son désir abrège,
L’artiste sent ses doigts obéir à ses yeux ;
Il voit le dur Paros crouler comme la neige
         Aux pieds du souverain des dieux !

Le paysan croit voir un sillon qu’il imprime
Fumer sous le soleil, les fauves moucherons
Bruire étincelants dans l’air rose et sublime,
Et ses bœufs s’allonger en alignant leurs fronts

Eh bien ! qu’ils dorment tous visités par tes songes,
O Nuit ! qu’ils soient heureux ou punis dans tes bras !
Ils ne connaissent pas l’erreur où tu les plonges ;
         S’ils s’en plaignent, tu partiras !

Arrête-toi ; fais dire à l’Aube qu’elle attende
Ou choisisse une terre où soit béni le jour ;
Fais-lui dire qu’ici la misère est si grande
Qu’on ne peut plus sourire à son joyeux retour.

O Nuit, selon sa vie, à tout homme qui veille
Inspire ton horreur ou ta sérénité,
Et donne pour jamais à celui qui sommeille
         Le rêve qu’il a mérité !

Collection: 
1865

More from Poet

  •  
    Mon corps, vil accident de l’éternel ensemble ;
    Mon cœur, fibre malade aux souffrantes amours ;
    Ma raison, lueur pâle où la vérité tremble ;
    Mes vingt ans, pleurs perdus dans le torrent des jours :

    Voilà donc tout mon être ! et pourtant je rassemble...

  •  
    Tu veux toi-même ouvrir ta tombe :
    Tu dis que sous ta lourde croix
    Ton énergie enfin succombe ;
    Tu souffres beaucoup, je te crois.

    Le souci des choses divines
    Que jamais tes yeux ne verront
    Tresse d’invisibles épines
    Et les enfonce dans ton...

  • Ces vers que toi seule aurais lus,
    L’œil des indifférents les tente ;
    Sans gagner un ami de plus
    J’ai donc trahi ma confidente.

    Enfant, je t’ai dit qui j’aimais,
    Tu sais le nom de la première ;
    Sa grâce ne mourra jamais
    Dans mes yeux qu’...

  •  
    Toi qui peux monter solitaire
    Au ciel, sans gravir les sommets,
    Et dans les vallons de la terre
    Descendre sans tomber jamais ;

    Toi qui, sans te pencher au fleuve
    Où nous ne puisons qu’à genoux,
    Peux aller boire avant qu’il pleuve
    Au nuage...

  •  
    O vénérable Nuit, dont les urnes profondes
    Dans l’espace infini versent tranquillement
    Un long fleuve de nacre et des millions de mondes,
             Et dans l’homme un divin calmant,

    Tu berces l’univers, et ton grand deuil ressemble
    A celui d’une...