Poète ! aussi longtemps que marchera la terre
Dans le vide muet qui nâa pas dâhorizon ;
Tant que lâhomme, implorant un climat salutaire,
Sous la grêle et les vents traînera sa maison,
Nu, forcé dâinventer le pain, le fer, la flamme,
Lâart de ne pas périr, ses lois et son bonheur ;
Quâil frappera son front en y cherchant son âme,
Et sa poitrine obscure en y cherchant son cÅur ;
Tant que, posant le pied dans le temple des causes,
Il rencontrera Dieu pour lui barrer le seuil ;
Quâil verra, comme lâastre et lâonde et toutes choses,
Sur soi-même rouler lâignorance et lâorgueil ;
Tant que lâair portera les oiseaux et la foudre,
Et les neiges dâhiver et les parfums dâété ;
Que lâamour écrira des serments dans la poudre
En mariant la honte avec la volupté ;
Tant que devra sévir le sort triste qui lie,
A toute heure et partout, avec de cuisants nÅuds,
La raison à lâénigme, à lâépreuve la vie,
O poète, ton nom sera jeune et fameux !
Il nâest pas un amour, pas une plaie humaine,
Dont le feu sous ton doigt ne se sente irrité ;
Avec force et plaisir ton vers plonge et promène
Au vif de la douleur la sensibilité ;
Des abîmes du doute où le néant commence
Aux éternels sommets de lâespoir étoile,
Il nâest pas de degré dans la pensée immense
Que nâait franchi lâessor de ton génie ailé !
Mais tu nâas jamais su lui choisir sa demeure,
Rien ne tâa satisfait des enfers jusquâaux cieux ;
Le plus gai de tes vers couvre un ange qui pleure,
Le rire de ton masque est mouillé par tes yeux.
Ne pouvant ni chasser ni fixer lâespérance,
A moitié dans ce monde et dans lâautre à moitié,
Tu restes pour le bien dans une indifférence
Qui commande à la fois le blâme et la pitié.
Poète amer et doux, tu nous donnes envie
Dâarrêter dans nos bras nos travaux généreux,
Dâexhaler en soupirs tout le feu de la vie,
De laisser sâarranger les citoyens entre eux,
De fuir dans les boudoirs leurs voix tumultueuses,
Et dâétendre nos corps pour faiblir de langueur
Dans le baume énervant des rieurs voluptueuses,
Dans les navrants plaisirs qui dissolvent le cÅur.
Le monde autour de nous est plein dâun bruit de chaînes,
On dirait que ton sein nâen a rien entendu,
Car la cité pour toi ne vaut pas tant de peines ;
Toi qui la dis mauvaise, à qui donc tâen prends-tu î
Oui, lââge dâor est loin, mais il faut quâon y tâche ;
Le bonheur est un fruit quâon abat pour lâavoir ;
Si tu nâétais pas grand, je tâappellerais lâche,
Car je nâaccepte pas le joug du désespoir !
Vois Spartacus qui songe, et, gonflant sa narine,
LâÅil creux, voûtant son dos comme un lion traqué,
De son poing frémissant serre sur sa poitrine
Avec lâanneau rompu le droit revendiqué.
Et vois Léonidas : dans sa froideur hautaine
Il montre aux siens leur proie, et, près de les quitter,
Les convie aux enfers où, de la part dâAthène,
Lâombre dâHarmodius va les féliciter.
Ces hommes qui sâoffraient pour le juste et lâhonnête
Ont jugé que la vie est digne dâun emploi ;
Les brumes de lâÃrèbe environnaient leur tête
Sans leur voiler le but, sans étonner leur foil
Oui, leur foi ! tu souris et tu les plains, sceptique.
Leur foi, sache-le donc, câétait la dignité ;
Car telle est la grandeur de la morale antique :
Sâallonger dans la tombe après avoir lutté !
Si leur philosophie est de froideur trempée,
Elle est bonne du moins pour apprendre à mourir.
Ils ne se laissaient choir quâau-devant dâune épée ;
Ils ont même voulu ne pas daigner souffrir.
Cependant vois leurs maux : les lois mêmes hostiles,
Les guerres corps à corps, de sûreté jamais,
Les besoins, et la nuit sur les secrets utiles,
Et, pour céleste appui, des dieux quâils avaient faits.
Et toi, dernier venu dans le lieu de la terre
Où la sainte justice a vu son grain germer,
Où le plus grand esprit nâest jamais solitaire,
Ni le cÅur le plus pur sans vierge pour aimer ;
Toi qui naissais à point dans la crise où nous sommes,
Ni trop tôt pour savoir, ni, pour chanter, trop tard,
Pouvant poser partout sur les Åuvres des hommes
Ton étude et ton goût, deux abeilles de lâart ;
Toi dont la Muse vive, élégante et sensée,
Reine de la jeunesse, en a dû soutenir
Comme un sacré dépôt lâamour et la pensée,
Tu te plains de la vie et ris de lâavenir !
Je nâentends pas, hélas ! dâune indiscrète sonde
Interroger tes jours : tes pauvres jours ont fui !
Ton âme, perle éteinte aux profondeurs de lâonde,
A descendu longtemps le gouffre de lâennui.
Je nâimiterai pas ces tourmenteurs des ombres
Qui fouillent un passé comme on force un tombeau,
Je sais trop quâen moi-même il est des recoins sombres
Que fuit ma conscience en voilant son flambeau !
Non ! mais je cherche en toi cette force qui fonde,
Cette mâle constance, exempte du dégoût,
Posant lâhomme en vainqueur sur la face dâun monde
Quâil a dû corriger pour y rester debout ;
Jâadmire lâabandon, lâeffrayante indigence
De cet être innocent dans les éthers jeté,
Sâil porte dans son cÅur, dans son intelligence,
Lâornement et lâabri de cette nudité ;
Je reconnais assez, dans sa nature altière,
Dâactivé liberté, de génie inventeur,
Pour que Dieu, lui livrant lâespace et la matière,
Ose lui déléguer les soins dâun créateur.
De là sa dignité, cette foi dans soi-même
Qui révèle à ce roi sa divine onction,
Et lui dit que son front convient au diadème,
Sa poitrine à lâamour, son bras à lâaction !
Poète, oubliais-tu les bas-reliefs antiques
Racontant la naissance et le progrès des arts :
Le soc, le bÅuf, la ruche et les essais rustiques
Faits par les jeunes gens sous les yeux des vieillards,
Partout, dans la campagne égale et spacieuse,
Les efforts du labour, les merveilles du fruit,
Et la rébellion farouche et gracieuse
Des premiers étalons que le dompteur instruit ;
Les sages, lâalphabet écrit dans la poussière,
La chasse aventureuse et lâaviron hardi,
Les murailles, les lois sur les livres de pierre,
Et lâairain belliqueux pour lâépaule arrondi ;
Les femmes dessinant les héros dans la trame,
Les artistes au marbre inculquant leurs frissons,
Et le berger poète, inventeur de la gamme,
Suspendant le soupir à la chaîne des sons !
Il est beau, ce spectacle ! eh bien ! il dure encore !
La conquête a changé ; lâambition non pas !
Nos pères tâtonnaient aux lueurs dâune aurore,
Mais le plein jour enfin se lève sur nos pas ;
Où rampait le sentier nous déployons la route ;
Ce quâun aveugle instinct surprit et révéla,
Nous lâexpliquons ! Le ciel nâest plus pour nous la voûte,
Mais lâinfini ! Les dieux ? Nous renversons celai
Le quadrige est vaincu, nous tenons un Génie
Qui fume, haletant dâun utile courroux,
Et, dans lâoppression dâune ardente agonie,
Attache au vol du temps lâhomme pensif et doux.
La Vérité farouche en son repaire antique
Ne sait où reculer sous lâéclair qui la suit ;
Elle est traînée enfin sur la place publique,
Les yeux charmés du jour et honteux de la nuit.
La Liberté, qui pleure en comptant ses victimes,
Pareille à la Phryné, se voile encor le front ;
Ses vieux juges, pesant son âme avec ses crimes,
Par sa beauté vaincus, les lui pardonneront.
Pour nous décourager il fallait moins attendre :
La douleur en travail nous laisse voir son fruit.
On sâest trop bien battu, poète, pour se rendre ;
Nous planterions lâespoir sur lâunivers détruit.
Et parce que ta sÅur, la sensible Harmonie,
Voyant au fil du luth frémir tes larmes dâor,
Juge à des mots rêvés que la joie est finie
Et tâemporte avec elle en un suprême essor,
Crois-tu que lâEspérance à ta suite envolée
Parte en brisant les dés sur un si bel enjeu ?
Ah ! grand Dieu ! quâen diraient Socrate et Galilée,
Tous les semeurs de verbe et les voleurs de feu ?
Auraient-ils ennobli nos arts de leur pensée,
Notre religion de leur pressentiment,
Et, portant tout le poids de lâÅuvre commencée,
Légué tout le profit de son achèvement ?
Auraient-ils par la lutte et par la découverte
Fait la sécurité quâon savoure aujourdâhui,
Pour que lââme plus libre, allant mieux à sa perte,
Corrompit ses loisirs en innovant lâennui ?
Les abris sont plus sûrs, les volontés meilleures,
On ne meurt plus de faim, mais on en souffre encor ;
Que lâamour et la paix sur toutes les demeures
Comme un soleil égal versent la joie et lâor !
Les hommes quâétreignait leur misère sauvage
En se liguant contre elle ont pu sâen affranchir ;
Mais cette ligue engendre un nouvel esclavage,
Câest de leurs droits vendus quâil faut les enrichir.
Tu ne lâas pas compris : ton vague et triste livre
Nous laisse plein de vÅux et de regrets confus,
Il donne des désirs sans donner de quoi vivre,
Il mord lââme et la chair ; je ne lâouvrirai plus !
Je ne veux plus lâouvrir ; mon maître est le poète
Amant de lâidéal, comme on lâest dâun drapeau
Pour la grande action quâà son ombre on a faite,
Qui pose un ferme corps sous la robe du beau,
Qui, ne mesurant pas à lâarpent la patrie,
La reconnaît partout dans tous les droits humains,
Et, comme bienfaitrice honorant lâindustrie,
Veille au salut du cÅur dans ce progrès des mains.
Si je me suis trompé, si la nature entière,
Depuis les astres morts jusquâaux mondes vivants,
Au souffle des hasards, sans but et sans carrière,
Sâenvole nâimporte où comme la graine aux vents ;
Si les gazons dâavril ne sont que les complices
Dâun instinct décevant que je nomme lâamour ;
Si je dois redouter dâingénieux supplices
Dans tous les sentiments qui font chérir le jour,
Alors jâembrasserai ta muse abandonnée,
Je lui vendrai mon cÅur pour ses douces leçons,
Et je mâendormirai, la tête couronnée,
Soupirant lâélégie et les molles chansons ;
Je dirai quâil vaut mieux que toute fin soit prompte,
Que la peine est le mal et le plaisir le bien,
Quâil nâest pas de linceul, pour assoupir la honte
Et bercer la douleur, plus charmant que le tien,
Mais je nâen suis pas là ; jâai connu la souffrance,
Et le lutteur nâa mis dans lâherbe quâun genou ;
Il se dresse, il respire, il est fort dâespérance,
Et tu nâes quâun malade ou je ne suis quâun fou.