Quand je vois des vivants la multitude croître
Sur ce globe mauvais de fléaux infesté,
Parfois je mâabandonne à des pensers de cloître,
Et jâose prononcer un vÅu de chasteté.
Du plus aveugle instinct je me veux rendre maître,
Hélas ! Non par vertu, mais par compassion ;
Dans lâinvisible essaim des condamnés à naître,
Je fais grâce à celui dont je sens lâaiguillon.
Demeure dans lâempire innommé du possible,
à fils le plus aimé qui ne naîtra jamais !
Mieux sauvé que les morts et plus inaccessible,
Tu ne sortiras pas de lâombre où je dormais !
Le zélé recruteur des larmes par la joie,
Lâamour, guette en mon sang une postérité.
Je fais vÅu dâarracher au malheur cette proie ;
Nul nâaura de mon cÅur faible et sombre hérité.
Celui qui ne saurait se rappeler lâenfance,
Ses pleurs, ses désespoirs méconnus, sans trembler,
Au bon sens comme au droit ne fera point lâoffense
Dây condamner un fils qui lui peut ressembler.
Celui qui nâa pas vu triompher sa jeunesse
Et traîne endoloris ses désirs de vingt ans,
Ne permettra jamais que leur flamme renaisse
Et coure inextinguible en tous ses descendants !
Lâhomme à qui son pain blanc maudit des populaces
Pèse comme un remords des misères dâautrui,
à lâinégal banquet où se serrent les places
Nâélargira jamais la sienne autour de lui !
Non ! Pour léguer son souffle et sa chair sans scrupule,
Il faut être enhardi par un espoir puissant,
Pressentir une aurore au lieu dâun crépuscule
Dans les rougeurs que font lâincendie et le sang ;
Croire quâenfin va luire un âge sans batailles,
Que la terre sâépure, et que la puberté
Doit aux moissons du fer dâincessantes semailles
Pour que son dernier fruit mûrisse en liberté !
Je ne peux ; jâai souci des présentes victimes ;
Quels que soient les vainqueurs, je plains les combattants,
Et je suis moins touché des songes magnanimes
Que des pleurs que je vois et des cris que jâentends.
Puisquâelle est à ce prix, la victoire future
Qui doit fonder si tard la justice et la paix,
Ne vis que dans mon cÅur, ô ma progéniture,
Ignore ma tendresse et nâen pâtis jamais ;
Que ta mère demeure imaginaire encore,
Que, vierge, ayant conçu hors de lâhymen banal,
Sans avoir à souffrir plus quâun lis pour éclore,
Elle enfante à lâabri de lâépreuve et du mal.
Sa beauté que jâai faite et nâai pas possédée
(car les yeux de mon corps nâont rien vu de pareil)
Vêt la splendeur pudique et fière de lâidée
Qui fuit lâargile et peut se passer du soleil !
Ainsi, je garderai ma compagne et ma race
Soustraites, en moi-même, aux cruautés du sort,
Et, sâil est vain dâaimer pour qui jamais nâembrasse,
Du moins, exempts du deuil, nous nâaurons quâune mort !