À M. G. P.
L’hiver règne ; son souffle a chassé l’hirondelle !
La Néva sous la glace a resserré ses eaux ;
Le char court, en silence, ou voguait la nacelle,
Et la roue a fait place aux rapides traîneaux.
Quand le soleil reluit, quand la glace éclatante
De ses rayons brisés réfléchit les couleurs,
Et que d’un ciel d’azur la beauté ravissante
Vient consoler le Nord de l’absence des fleurs ;
Errant sur la Néva, le long des eaux glacées,
Te souvient-il encor des jours délicieux
Où la douce amitié, confondant nos pensées,
Au bord des mêmes eaux nous égarait tous deux ?
Le soleil, de la neige éclairant l’étendue,
Parsemait sa blancheur des roses du matin,
Et semblait, sous sa flamme, animer la statue
De Pierre, bondissant sur son coursier d’airain.
Nous admirions, au loin, s’élançant dans les nues,
Les dômes, les clochers de la ville des tzars,
Les guirlandes de givre à leurs toits suspendues,
Et la foule mouvante, et les traîneaux épars.
Tantôt, la lance au bras, le Cosaque intrépide,
Debout, le corps penché sur son coursier fougueux,
Passait comme l’éclair, et, dans son vol rapide,
D’un tourbillon de neige enveloppait nos yeux.
Tantôt venait un Russe, à la démarche lente ;
À sa barbe, à ses cils, tout blanchis de frimas,
On eût cru voir marcher une image vivante
De l’Hiver, vieux tyran de nos rudes climats.
Plus souvent, sourds au bruit, indifférons aux scènes
Que le fleuve et la rive offraient de toute part,
A nos libres pensers abandonnant les rênes,
De sujets en sujets nous volions au hasard.
Le jeu des histrions, la guerre des poètes,
Les mille événements des cités et des cours,
Les naissances, les morts, les combats ou les fêtes
Ne venaient qu’en passant occuper nos discours.
Que nous faisait l’Europe et les riens qu’elle enfante,
Vain produit du moment et de l’oisiveté ;
Poussière qui s’enfuit sous la roue inconstante
Du char éblouissant de la Frivolité ?
Aux rivages du Nord la Nouveauté tardive,
Même avant d’aborder, dans sa course a vieilli ;
Tout bruit meurt sur la plage, ou n’est plus, s’il arrive,
Que l'écho d’un écho par les vents affaibli.
Loin des rêves qu’un jour détruit et renouvelle,
Loin d’un présent mobile, incertain, passager,
Nos esprits s’élançaient vers la sphère éternelle
De ce vrai, de ce beau qui ne sauraient changer.
Nous aimions à sonder les mystères sublimes
Qu’à l’homme, en tous les temps, offre son propre cœur,
Labyrinthes obscurs, inscrutables abîmes,
Dont il aime à la fois et craint la profondeur.
Rarement sur leurs bords nous trouvions la lumière ;
Et toujours, s’épuisant sans s’être convertis,
Au sortir du combat, l’un et l’autre adversaire
Se retrouvaient au point dont ils étaient partis.
N’importe ! — Nous avions, de notre âme engourdie,
Par ce choc d’un moment, secoué la torpeur,
Satisfait ce besoin de chaleur et de vie,
Qui tourmente l’esprit aussi bien que le cœur,
Comme le feu secret que le rocher recèle,
Nous avions fait jaillir, par nos propres efforts,
Quelques pensers nouveaux, quelque obscure étincelle,
Dans la nuit de nous-même endormis jusqu’alors.
Qu’êtes-vous devenus, volupté fugitive,
Entretiens confiants du cœur avec le cœur,
Doux combats de l’esprit, où mon âme inactive,
Comme un glaive émoussé, retrempait sa vigueur ?
Chez des peuples nouveaux, sous un ciel moins sévère,
J’ai fui comme le cygne aux premiers vents du nord ;
Mais, aux lieux inconnus où mon aile a pris terre,
Je n’ai pas retrouvé l’amitié sur le bord.
Trop timide, ou trop fier pour demander au monde
Ce qu’on n’obtient de lui qu’en rampant sous sa loi,
Ruisseau mystérieux, j’ai peu mêlé mon onde
A l’océan troublé qui roule autour de moi.
Ah ! si, fuyant jamais le calme de l’étude,
Du besoin d’être ému ton esprit tourmenté
S’agite sur lui-même, et, dans sa solitude,
Appelle un champ plus vaste à son activité ;
Si l’Ennui, noir démon, spectre mélancolique,
A pas insidieux près de toi se glissant,
Tout à coup vient t’offrir son miroir fantastique,
Et t’y montrer le monde à l’horizon brillant ;
Jette au loin, foule aux pieds cette glace perfide ;
Écarte le fantôme et ses prestiges vains,
Et crois qu’on est moins seul, au sein même du vide,
Qu’isolé dans la foule au milieu des humains.
Si tu n’es pas compris ; si ta pensée oisive,
Comme un son sans écho, souvent tombe et languit,
Tu ne la vois jamais, errante, fugitive,
T'échappant malgré toi, se perdre dans le bruit.
Quand ton jour est passé, quand ta tâche est remplie,
Ton seuil silencieux s’ouvre pour t’accueillir ;
Là, tu peux oublier ce monde qui t’oublie,
Ou, s’il te pèse ; encor, le maudire à loisir.
Mais tu n’as pas connu cet odieux martyre
De suivre, par devoir, des plaisirs que tu hais ;
De plier, de forcer tes lèvres à sourire,
Quand l’ennui, malgré toi, s’échappe de tes traits.
Tu n’as pas vu tes jours, tes ans, ta vie entière,
Comme une eau que disperse et dessèche le vent,
Sans profit, sans retour, au souffla du vulgaire,
S’enfuir, s’évaporer dans l’éternel néant.
Tu n’as pas vus souillés par l’Ironie impure
Les rêves vrais ou faux, qui charmaient ton esprit,
Enthousiasme, amour, beau, vérité, nature,
Tout ce que l’âme enfin cherche, admire ou chérit.
Et qu’importe, après tout, qu’une tourbe ignorante
Ose outrager les dieux que tu sers dans ton cœur,
Si tu ne l’entends pas, si sa voix dénigrante
N’est pas là pour flétrir, pour glacer ton ardeur ?
Ah ! mieux vaut le repos et sa monotonie,
Qu’un mouvement sans but, sans chaleur, sans transport ;
Mieux vaut, pour une oreille avide d’harmonie,
Un silence éternel que mille sons discords.
Ami, puisqu’il le faut, suivons l’arrêt suprême ;
Marchons séparément où le sort nous conduit.
Nos sentiers sont divers, mais leur but est le même,
Et pour nous y guider même étoile nous luit.
Que nos yeux soient fixés vers sa douce lumière ;
Élevons vers le beau nos esprits et nos cœurs :
À travers la vallée où rampe le vulgaire,
Nous nous apercevrons de loin sur les hauteurs.
Ainsi deux pèlerins voyagent sur la cime
De deux monts que sépare un gouffre ténébreux.
L’air emporte leurs voix ; mais, à travers l’abîme,
De sommets en sommets, ils se suivent des yeux.