Trente ans

 
Nous ne vivons jamais : nous attendons la vie.
VOLTAIRE.

I

Des monts lointains de la jeunesse
Je vois déjà pâlir l’azur :
Le temps m’entraîne avec vitesse,
Et, comme au fond d’un antre obscur,
Son char léger roule, et m’emporte
Sous l’arche sombre de la porte
Qui conduit l’homme à l’âge mûr.
Arche sinistre ! à ton entrée,
Je sens mon âme resserrée :
Semblable au pauvre voyageur,
Qui, vers le soir, las et débile,
Arrive aux portes d’une ville
Où rien de cher n’attend son cœur.
Que l’ombre est froide sous ta voûte !
Qu’à mon oreille qui l’écoute
Triste est l’écho, qu’à chaque pas
La roue éveille avec fracas !
Ah ! franchissons l’étroit passage !
Quand je l’aurai fui sans retour.
Peut-être à mon nouveau séjour
M’habituerai-je avec courage !

II

Il est franchi ! — La main du temps
M’ouvre en son livre une autre page.
Un nouveau chiffre pour dix ans
Va désormais marquer mon âge.
Hier au coucher du soleil,
Je m’endormis, jeune homme encore ;
Transfiguré dans mon sommeil,
Je m’éveille, homme, avec l’aurore.
Vous que trop peu j’ai su goûter,
Plaisirs, délices de la vie,
Illusion, gaieté, folie,
L’âge m’oblige à vous quitter.
Comme un captif dont on s’empare,
Il faut le suivre, et du regard
Vous dire adieu, sur le rempart
De la prison qui nous sépare.
En vain jusqu’au bord du fossé,
Vos pas encor suivent ma trace ;
Derrière moi, fermant l’espace,
Le pont mouvant s’est redressé :
La herse tombe, et sur la rive
Vous demeurez, troupe plaintive,
Les bras tendus, les yeux en pleurs,
Sur mon ornière fugitive,
Trop tard, hélas ! semant vos fleurs.
Au lieu de votre essaim fidèle,
A l’air joyeux, au doux accueil,
Je vois paraître en sentinelle,
D’autres fantômes sur le seuil.
Ah ! leur sévère contenance,
Leurs fronts ridés, leur froid silence,
Me disent trop que, dès ce jour,
Il faut, du temps et de la vie
Usant avec économie,
Entrer en compte avec l’amour ;
Et chassant la vague espérance,
Les vœux, les rêves séducteurs,
Dont je berçais mon indolence,
Ne plus attendre les faveurs,
Le doux sourire d’indulgence,
Qu’un heureux reste d’indolence
Assure encor à nos erreurs.
Se peut-il bien ? Quoi ! sur ma tête
Déjà six lustres ont roulé !
J’en doute encore ; et tout troublé,
Mon cœur en vain se le répète !
Comme un lilas, cher au printemps,
Qui sur une eau, que rien n’arrête,
Voit, secoués par la tempête,
Ses bouquets fuir avant leur temps,
Le front penché sur l’onde pure
Où se reflétait sa beauté,
Semble, poussant un sourd murmure,
Demander compte à la nature
De sa précoce nudité :
Tel, dans leur fuite vagabonde,
Des ans passés je suis le cours,
Et de mon cœur sentant toujours
Bouillonner la sève féconde,
Je ne puis croire, hélas ! que l’onde
Ait emporté mes plus beaux jours !...
Il est trop vrai !... De la jeunesse
A l’horizon l’astre s’abaisse
Sous les flots de l’éternité ;
Mon printemps meurt, et de ma vie
La rose s’ouvre, épanouie,
Aux rayons du brûlant été.

III

Je savais, j’avais lu sans doute,
Qu’ici-bas nos printemps sont courts ;
Que le temps met vite en déroute
La jeunesse avec les amours ;
Et, plongé dans mon apathie,
J’ai souvent répété les vers
Qu’à nos maîtres dans l’harmonie
Sur ce thème, en rythmes divers,
Inspira la mélancolie.
Mais ces notes, qu’en soupirant
Tant de lyres ont fait entendre,
Je les chantais, comme l’enfant
Chante un vieux air, sans le comprendre ;
Comme la cloche à tous moments,
Au sommet des saintes demeures,
Fait dans l’air résonner les heures,
Sans connaître le prix du temps ;
Et ces vers, dont ma lèvre oiseuse,
Pour leur cadence harmonieuse,
Aimait à murmurer les mots,
Effleuraient mon âme engourdie,
Sans que jamais leur mélodie
Eût en moi réveillé d’échos.
Vieux refrains de la poésie,
Thème usé, stériles accords,
Formes vaines, pour moi sans vie,
A ma vue enfin éclaircie,
Désormais vous aurez un corps !
Oui, la jeunesse est une plante,
Verte au matin, jaune le soir,
Un éclair que la nuit enfante,
Et reprend sans qu’on l’ait pu voir ;
Oui, le cercle de nos années,
Emporté par les destinées,
Ne fuit pas moins prompt devant nous,
Que ne fuit le cerceau docile,
Quand l’enfant, de son bras agile,
Devant lui le chasse à grands coups.
C’en est fait ! le temps, sans emblème,
Devant moi s’est montré lui-même,
Et son spectre décoloré
A dressé sa tête flétrie
Sous les roses dont le génie
A mes yeux l’avait entouré.

IV

Hélas ! du passé si rapide
Ai-je au moins su cueillir la fleur ?
Non ! sans germer pour le bonheur,
Elle est tombée en graine aride.
Pareil au lâche moissonneur,
Qui dort couché parmi les gerbes,
J’ai vu mes blés monter superbes,
Sans les couper dans leur primeur ;
Ou plutôt, trop prompt à poursuivre
Les vains fantômes de mon cœur,
Essayant de tout sans rien suivre,
J’ai laissé fuir l’instant de vivre,
Voulant vivre avec trop d’ardeur.
Si maintenant sur ma carrière
Je jette un regard attristé,
Que vois-je au loin sur la poussière
Où mon char s’est précipité ? —
………………………………..
………………………………..
Rien qu’un espace monotone,
Un horizon stérile, obscur ;
Triste lointain d’un ciel d’automne,
Sans eau, sans soleil, sans azur ;
Mer de sable, désert de cendres,
Où court le vent des passions,
Comme au hasard les Aquilons
Errent sans trouver où se prendre.
Nuls mouvements déterminés ;
Mais une vague inquiétude,
S’agitant dans la solitude
Sur des rêves désordonnés ;
Des projets morts avant de naître ;
De vains pensers, sans souvenir ;
Des vœux semés sur un peut-être.
Qui, loin volant dans l’avenir,
N’ont pas trouvé terre où fleurir ;
Des maux cruels, mais dans l’enfance,
Quand, trop jeune pour les sentir,
Je n’en pouvais faire sortir
Le fruit d’or de l’expérience ;
Depuis, des maux sans violence,
Ombres sans nom, spectres sans corps,
Épuisant l’âme en vains efforts ;
Des maux d’un jour, faibles sans doute,
Mais qui vous minent goutte à goutte,
Comme l’eau creuse le rocher,
Et font du sort un lit d’ortie,
D’où l’homme, en proie à l’apathie,
Ne sait plus même s’arracher.
J’eus des amis ; — mais, ou l’absence
Vint glacer notre jeune ardeur,
Ou, plus souvent, leur ignorance
N’a qu’à moitié compris mon cœur.
J’ai connu l’amour ; — mais sa flamme,
Comme un éclair qui brille et fuit,
Un moment n’effleura mon âme
Que pour en épaissir la nuit.
Je n’ai jamais senti le charme
De cet amour tranquille, heureux,
Goûtant sans trouble et sans alarme
Tout ce qu’ont pu rêver ses vœux ;
Mais l’amour sombre, ardent, timide,
L’amour stérile d’Ixion,
Entre ses bras pressant le vide
Et n’étreignant que l’aquilon.
J’étais né pour l’indépendance ; —
Et, pesant sur ma volonté,
L’implacable nécessité
M’a foulé, dès ma tendre enfance.
Pour la nature et ses beautés
Mon cœur brûlait d’une amour pure,
Et, toujours loin de la nature,
J’ai dû languir dans les cités.
Je chérissais la solitude,
Les plaisirs simples du foyer,
Les entretiens, où, sans étude,
Aux doux rayons de l’habitude
L’esprit nu peut se déployer ;
Et comme un gland qui tombe, et roule
Sur le sein d’un lac agité,
Les vents du ciel m’ont emporté
Parmi les vagues de la foule,
Au sein d’un monde éblouissant,
Où les plaisirs sont des tempêtes,
Où la pensée au bruit des fêtes
Fuit et s’envole en gémissant ;
Où des êtres nés pour s’entendre,
Qui pour s’aimer, pour se comprendre,
N’auraient besoin que d’un regard,
Passent, s’effleurent au hasard,
Comme sur mer, par un temps sombre,
Les vaisseaux se croisent dans l’ombre,
Sans se voir au sein du brouillard....
Ainsi toujours, ternes et nues,
J’ai vu les heures tour à tour
Se succéder comme les nues
Que sur des plages inconnues
L’air pesant roule sans retour.
J’ai vécu, sentant qu’en mon âme
Affections, pensers, désirs,
Expiraient sans jeter de flamme,
Ou s’exhalaient en vains soupirs ;
Et je pleure, en pleurant le rêve
De mon printemps évanoui,
Moins les biens goûtés qu’il m’enlève,
Que ceux dont je n’ai pas joui.

V

Mais loin d’ici, regrets stériles !
Homme sans nerf, être insensé,
Qui sur la tombe du passé
Sèmes tes plaintes inutiles,
Que diraient ces vieillards débiles,
Vaisseaux brisés qu’un dernier flot
Va sur l’écueil coucher bientôt,
Si, du milieu de ton voyage,
Ils t’entendaient, loin du rivage,
Chanter déjà l’hymne de deuil,
Comme un poète en sa démence,
Qui, plein de jours, rime d’avance
L’épitaphe de son cercueil :
Reviens à toi ! — Vents et tempêtes
Ont-ils courbé ton corps tremblant ?
De ton sang paresseux et lent
Sens-tu la sève qui s’arrête ?
Des cheveux qui couvrent ta tête,
Un seul est-il devenu blanc ?
Ah ! sans gémir sur ton aurore,
Que rien ne peut ressusciter,
Songe plutôt à profiter
De ton midi qui brille encore.
Assez le Temps, pour toi trop doux,
T’a laissé, d’une main rebelle,
Jouer, enfant, sur ses genoux
Avec les plumes de son aile ;
Si, las enfin de tes ébats,
Il te rejette sur la terre,
Pourquoi ces pleurs et ces éclats ?
Larmes, clameurs, raison, prière,
Du sourd vieillard n’obtiendront pas
Qu’il te reprenne dans ses bras.
Relève-toi de la poussière
Où tu te roules lâchement :
Debout ! sois homme, et hardiment
Marche en avant dans ta carrière !
Jusques à quand, perdant les jours
Que le présent te donne à vivre,
Dans l’avenir voudras-tu suivre
Un horizon qui fuit toujours ?
N’es-tu pas las de voir la vie,
Comme une fleur sous le cristal,
Dont il dérobe à ton envie
Le parfum frais et virginal ?
Attendras-tu que l’existence
Ait, pour combler ton exigence,
Tout aplani, tout disposé,
Comme au bord du fleuve rapide,
Pour le franchir, un loup stupide
Attendrait que l’onde eût passé ?
Il est temps de quitter les ombres,
Fantômes d’air, nuages sombres,
Contre lesquels tu t’es heurté,
Et, dédaignant le veut qui passe,
D’entrer corps à corps, face à face,
En lutte avec la vérité. —
L’aube, dis-tu, s’est recachée ;
La pomme, mûre en sa prison,
Sans que ta main l’eût détachée,
Tomba morte sur le gazon... —
Eh bien ! que l’âge qui commence
T’ouvre une autre ère d’existence !
Le printemps est doux ; mais l’été
A ses parfums et sa beauté.
Vivre est un art, une industrie ;
Plus ménager de l’avenir,
Apprends enfin à contenir
La passion trop tôt tarie,
A replanter le souvenir,
A raviver, même flétrie,
La frêle tige du plaisir.
Le délicat bouton de rose,
Sans s’être au jour développé,
Mourrait, quand le fer l’a coupé :
Grâce à la vierge qui l’arrose,
Il refleurit, dans l’eau trempé.
Plus d’une mer sombre et houleuse,
Avant le soir, calme son sein ;
Plus d’une aurore nébuleuse
Fut la mère d’un jour serein.
Qu’à l’espoir donc ton cœur s’éveille !
Même l’amour, si ton œil prompt
Sait voir au fond de sa corbeille,
Que plus d’une rose vermeille
Peut couronner encor ton front.
Si, loin de toi, fuit sans t’entendre
La jeune vierge de quinze ans,
Plus d’une femme aux traits charmants,
Moins novice, en sera plus tendre.
Pour n’avoir pas encor trouvé
Un esprit d’homme, un cœur de femme,
Tels que tes vœux l’avaient rêvé,
De tout lien tu t’es privé,
Et tu t’es muré dans ton âme.
Ne cherche plus de cœurs parfaits,
D’ami complet qui te réponde ;
Vois les humains comme ils sont faits,
Et sache au mot prendre le monde.
Tu te plains que la vie, hélas !
Fut vide au gré de ton envie :
Mais toi, ne demandes-tu pas
Plus que ne peut donner la vie ?
Ce sol ingrat à défricher,
L’as-tu bien su dompter par force ?
As-tu tiré l’or du rocher,
Cherché la moelle sous l’écorce ?
Combien de fois ne vis-tu pas
Quand la mollesse négligente
Te berçait, couché dans ses bras,
Combien de fois ne vis-tu pas,
L’occasion, belle, engageante,
Passer et fuir comme le vent.
Sans que ta main, se soulevant,
Retînt sa robe voltigeante ?
Combien de fruits, que le plaisir
Présentait mûrs à ton désir,
L’opinion, spectre farouche,
D’un regard te venant transir,
A-t-elle arrachés de ta bouche
Qui s’entr’ouvrait pour les saisir ?
Devant cette ombre méprisée,
Objet de ta propre risée,
Te verra-t-on toujours rougir ?
Indépendant par la pensée,
Ne peux-tu l’être pour agir ?
Ton but toujours, dès ton enfance,
Fut trop vague ou trop haut placé ;
Mais tu connais ton impuissance,
Et le roc où tu t’es froissé ;
De la muraille qui t’enferme
Ne cherche plus à fuir encor ;
Borne tes vœux, fixe leur terme,
Et vers lui marche d’un pas ferme,
Sans divaguer dans ton essor.
Tu voudrais dans ton vol immense
Tout sentir, tout voir, tout saisir,
Mêler l’amour et la science,
Accoupler l’étude au plaisir ;
Tu voudrais d’une gloire illustre
Te construire le monument,
Sans pourtant dédaigner le lustre
Des légers succès du moment :
C’est trop vouloir. — Le fier navire
Qui fend les ondes de la mer,
Laisse, content de son empire,
Le ballon s’égarer dans l’air ;
La vague altière, dont l’écume
Frappe le pied des vastes monts,
N’est pas jalouse de la brume
Qui tourbillonne sur leurs fronts. —
chacun sa route et sa sphère.
Choisis ! Au monde veux-tu plaire ?
Du monde, esclave obséquieux,
Sers chaque vœu de ton monarque,
Suis sa voile, attache ta barque
A son vaisseau capricieux. —
Veux-tu de lui rang et fortune ?
Rampe, agis, courtise, importune,
Asservis-toi pour asservir ;
Ou sinon, par la muse austère,
Loin des vils brouillards de la terre,
Sans regrets laisse-toi ravir.

Collection: 
1820

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