Le Flot tentateur

JE suis comme un marin à la côte jeté.

Mon vaisseau coule au large, ouvert et démâté.
Or ce vaisseau portait mes désirs et mes rêves ;
Et ce qui m’a, loin d’eux, repoussé sur les grèves,
C’est la pensée, un autre et plus rude océan.

Par bonheur, le rivage échappe à l’ouragan.
Sous des ombrages frais que la brise balance,
Mon cœur, libre d’angoisse, y dort dans l’indolence.
Les fruits sont savoureux, les fleurs parfument l’air ;
Les oiseaux, doucement, chantent dans un ciel clair.
Sans risquer la douleur, au plaisir on se livre ;
L’âme n’a point de joug, rien ne gêne pour vivre.

Les bourreaux d’autrefois, les vieux rêves, sont morts ;
Les désirs effrénés qui, sans bride ni mors,
Poursuivaient follement l’idéal hors d’atteinte,
Les aspirations vers l’éternelle étreinte
Dont rien ne change, rien ne meurt, rien ne finit,
Le dégoût de la terre où l’âme se ternit
Dans le bien-être obscur et la vulgaire joie,
Le frisson qui vous tord le cœur et vous le broie
Et vous le brûle, et qui s’appelle l’inconnu,
Toutes ces choses-là, qu’est-ce donc devenu ?

A présent, je connais la vérité des choses.
Le soleil, les oiseaux chantants, les fleurs écloses
Enseignent qu’il serait insensé de vouloir
Plus de durée au jour que du matin au soir,
Qu’il faut savoir user du court bonheur qui passe
Et, sans lever les yeux vers l’insondable espace,
Se donner au présent et jouir du réel.

Plus de cœur irrité par les secrets du ciel !
A prendre tout est bon, ayant le moindre charme ;
Rien n’est bon qu’a chasser, qui vous coûte une larme.

Pourtant je suis rêveur à regarder la mer.
Avec son flux grondant, le vaste gouffre amer
Me fait peur et m’attire. Implacable à qui l’aime,
Il m’a jadis tout pris, en m’attirant de même.
Mais mon cœur bouillonnait ; et, dussé-je en mourir,
J’y veux sentir encor l’ancien frisson courir.
Je veux, la chevelure éparse, l’œil en flamme,
M’élancer de nouveau vers l’horizon de l’âme,
Et voir si, cette fois, faisant mon cœur plus fort,
De mon rêve inconnu je toucherai le port.

O palpitation des flots, senteur marine,
Passez-moi votre vie, emplissez ma poitrine.
Bise, fouette mes yeux ! vagues, enroulez-moi !
Mon amour est pour vous plus grand que mon effroi ;
Et, si vous me gardez de nouveau la détresse,
Abîmes infinis dont je subis l’ivresse,
Du moins, loin de mon rêve et loin de mon désir,
Ne me renvoyez pas sommeiller à loisir
Sur la rive du doute et de l’indifférence.
Faites-moi souffrir ! mais de la grande souffrance.
Houle passionnée ! océan palpitant !
Jamais je n’ai senti mon cœur frémir autant,
A vouloir pénétrer ton énigme éternelle.
Jamais tant de clarté n’éclaira ma prunelle,
Pour me guider jusqu’à la perle dans ton sein.
Sans doute c’est un jeu ; tu t’y plais à dessein,
Pour qu’au piège caché plus sûrement je tombe.
Si tel est l’avenir, achève l’hécatombe,
Et, par pitié pour moi, fais en sorte, ô vainqueur,
Sans qu’il en reste rien, d’engloutir tout mon cœur.

  

Collection: 
1856

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