Mélanges (Prudhomme)/Silène

 
Silène boit. Sa tête est molle sur son cou ;
Dédaigneux d’un soutien, il s’incline et se cambre,
Tend sa coupe en tremblant, lui parle, y goûte l’ambre,
Et vante sa sagesse avec un œil de fou.

Il laisse au gré de l’âne osciller son enflure ;
L’essaim des nymphes rit sur le rideau des cieux :
Tendre, et les doigts errants dans une chevelure,
Il rend grâce à Bacchus qui rajeunit les vieux.

« Chante, chante ! » lui crie, en l’entourant de fête,
Le chœur de la vendange autour de lui dansant ;
Et les enfants, pendus au long poil de sa bête,
Le conjurent aussi de leur babil pressant.

Et lui : « Je chanterai ; mais les strophes dociles
Dans ma tête embaumée aussitôt fleuriront,
Si de ces beaux enfants la troupe aux mains agiles
Unit la rose au pampre et m’en orne le front. »

Ils volent, ravageant le bois et la prairie :
Toute charmille est nue où la bande a passé ;
Puis juchés sur son dos, qui les tolère et plie,
Ils le chargent de pampre à la rose enlacé.

« Chante ! — Je chanterai, si Daphné la farouche,
Nisa l’ingrate, Églé, Néère aux yeux divins,
Mêlent, pour allumer les chansons sur ma bouche,
Le feu de leurs baisers à la douceur des vins. »

Et toutes, comme on voit les jalouses abeilles
Sur un même bouton bruire et se poser,
Sur ses lèvres, qu’il offre encor de jus vermeilles,
Mêlent au feu du vin la douceur du baiser.

O Chante ! — Je vais chanter ; mais la rude secousse
Du pas de ma monture interromprait ma voix. »
Ses indulgents amis le portent sur la mousse,
Et le couchent à l’ombre au bord penchant du bois.

Alors tous, en couronne et l’oreille tendue,
Croient sentir s’éveiller et trembler doucement
La chanson comme un fruit à ses lèvres pendue :
Il s’en échappe un traître et large ronflement.

Collection: 
1865

More from Poet

  •  
    Mon corps, vil accident de l’éternel ensemble ;
    Mon cœur, fibre malade aux souffrantes amours ;
    Ma raison, lueur pâle où la vérité tremble ;
    Mes vingt ans, pleurs perdus dans le torrent des jours :

    Voilà donc tout mon être ! et pourtant je rassemble...

  •  
    Tu veux toi-même ouvrir ta tombe :
    Tu dis que sous ta lourde croix
    Ton énergie enfin succombe ;
    Tu souffres beaucoup, je te crois.

    Le souci des choses divines
    Que jamais tes yeux ne verront
    Tresse d’invisibles épines
    Et les enfonce dans ton...

  • Ces vers que toi seule aurais lus,
    L’œil des indifférents les tente ;
    Sans gagner un ami de plus
    J’ai donc trahi ma confidente.

    Enfant, je t’ai dit qui j’aimais,
    Tu sais le nom de la première ;
    Sa grâce ne mourra jamais
    Dans mes yeux qu’...

  •  
    Toi qui peux monter solitaire
    Au ciel, sans gravir les sommets,
    Et dans les vallons de la terre
    Descendre sans tomber jamais ;

    Toi qui, sans te pencher au fleuve
    Où nous ne puisons qu’à genoux,
    Peux aller boire avant qu’il pleuve
    Au nuage...

  •  
    O vénérable Nuit, dont les urnes profondes
    Dans l’espace infini versent tranquillement
    Un long fleuve de nacre et des millions de mondes,
             Et dans l’homme un divin calmant,

    Tu berces l’univers, et ton grand deuil ressemble
    A celui d’une...