Le Spectre

 
      Les tisseuses d’ombre, au ciel taciturne,
      Ont tramé de deuil les franges du soir.
Parmi l’inexpliqué de mon songe nocturne,
Tranquille et souriant, je suis venu m’asseoir.

      J’ai franchi sans peur des portes étranges
      Dont l’arche sonnait à mon pas connu.
Je viens ici t’offrir, prince des mauvais anges,
La rançon d’un pari que nul ne m’a tenu.

      La forêt se meurt, et, feuille par feuille,
      Comble les étangs des vents obsédés.
Hôte mystérieux du vivant qui t’accueille,
Mon destin, qui t’attend, a fait sonner ses dés.

      L’air est sans écho : l’heure bat plus vite :
      J’entends les cailloux sous des pieds crier,
Fantôme fraternel à celui qui t’invite,
Apparais au crédule et svelte aventurier.

      Nul homme, si loin que Ion se souvienne,
      Pour te retrouver n’est venu si loin.
Maître dont la douleur enseignera la mienne,
Notre duel muet n’aura pas de témoin.

      Les créneaux sont lourds, la roche escarpée,
      J’écoute gémir l’invisible mer.
Je suis seul : aux flots sûrs j’ai jeté mon épée,
Ma médaille bénite avec mon gant de fer.

      Je suis pâle et blond, et ma main loyale
      Cherche insolemment ton infâme main...
Hamlet de Danemark, dans Elseneur royale,
A vu marcher un spectre en costume romain.

Collection: 
1885

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