La Raison

 
Écoute-moi, Passant des heures, toi qui foules
L’immesurable bloc qu’en ton rêve dompté
Erigèrent les cent bras de ta volonté,
Montagne d’or debout sur la brume des foules :

Écoute-moi, quêteur du dernier horizon !
Je suis cela qui parle au plus profond de l’Homme,
Cela par quoi mourront tes dieux, et que l'on nomme,
Dans la terrible nuit d’où je viens : Ta Raison.

Le seul fait que j’existe a réglé la balance
Dont rien ne troublera l’équilibre voulu,
Et, par leur propre poids, au ciel de l’absolu,
Oscillent lentement mes plateaux de silence,

Mon pouvoir est égal à mon droit souverain :
L’immanence des lois en moi-même est latente,
Et nulle main rebelle impunément n’attente
A la sombre équité de mon fléau d’airain.

Mon immobilité laisse le chœur des lyres
S’accorder aux accents des mortelles douleurs,
Et le désir crédule, en tunique de fleurs,
Effeuiller dans les vents le printemps des sourires.

Au firmament futur je ne daigne pas voir
Ces lueurs que les Temps prennent pour une aurore,
Et mon indifférence aux yeux calmes ignore
Les bras tendus de la détresse et de l’espoir.

Je n’entends pas les pleurs des souffrances mystiques ;
Les martyrs à mes pieds, dans leur robe de sang,
Sans un regard de moi, meurent, en bénissant
Le mirage anxieux des veilles extatiques.

Je suis à qui me sert et je n’ai pas d’élus :
Mais le fier révolté, dont le hautain génie,
Sur les bûchers du verbe ou de l’acte, me nie,
Est un esclave enfui que je ne connais plus.

Ma limite est en moi : nul vouloir ne dépasse
L’inexorable borne où mon règne unit :
Et quiconque s’exile est de mes yeux banni
Et devient l’égaré vacillant de l’espace.

De quelque glaive ardent que son bras soit armé,
Si grand que soit celui qui brise mon étreinte,
Il n’élargit jamais ma redoutable enceinte,
Car le cercle rompu sur lui s'est refermé.

Mais j’appartiens à qui marchera dans mes voies,
À qui peut affronter, sans trembler dans sa chair,
Le rayonnement de mes prunelles de fer...
Et, sous la forme en qui je veux que tu me voies,

J’incline vers ton front pâli, mais indompté,
Où la foudre en tombant a mis de la lumière,
La sévère splendeur de ma beauté plénière,
Et, seule dans ma force et dans ma vérité,

Épouse aux bras sacrés, j’apporte pour douaire
Au chaste conquérant dont j’ai guidé les pas,
Qui m’attendait dans l’ombre et ne me craindra pas,
La royauté du Monde aux plis de mon suaire.

Si les routes du ciel ont brisé ton essor,
Si les rouges éclats de la foudre lancée
Du chariot de feu qui portait ta pensée
Ont fracassé l’ardent essieu d’ébène et d’or,

Si ta chute a rayé la nuée écarlate
D’un triple rayon d’ombre et de flamme et de sang,
Si tes coursiers, cabrés dans leur vol impuissant,
Ont mesuré, d’un œil que la terreur dilate,

L’abîme d’épouvante où t’a précipité,
En ta pourpre d'orgueil dérisoire et qu’embrase
La mystique splendeur des gloires de l’extase,
De tes espoirs trahis l’immense vanité ;

Relève-toi, Vaincu que mon geste consacre !
L’épreuve t'a trempé pour de nouveaux combats :
Je viens à toi, sereine et tranquille, et là-bas,
La nuit des dieux descend sur un soir de massacre,

Je t’apporte la force avec la liberté ;
Du désert de tes jours j’ai chassé les présages,
Dominateur ! qui du labeur entier des âges,
As, du droit que t'a fait ta naissance, hérité :

Je t’appartiens : je suis aussi la délivrance :
Toi qui, le front nimbé d’un joug de flamme et d’or,
Fus l’esclave superbe et frémissant encor
De ton propre désir et de ton espérance,

Sors de l’armure dont t’aveuglaient les éclairs ;
Brise l'épée horrible où ta main s’ensanglante,
Et dépouille la panoplie étincelante
Forgée au même bronze où se forgeaient tes fers.

Je te donne, s’il faut que quelque jour tu venges
Le désastre fatal de ton rêve divin,
Le bouclier sur qui s’émousseront en vain
Et l'épieu des maudits et le glaive des anges.

Et sache, dans cette heure où j’arme enfin ton bras,
Que le sceptre de l'œuvre humaine est au plus digne ;
Les lettres de mon nom désormais sont le signe
Par lequel si tu veux être à moi, tu vaincras.

Sur ce roc que la nuit visionnaire ronge,
Monte sans crainte au trône ardent où je me sieds ;
Laisse, comme la mer, expirer à tes pieds
Les assauts monstrueux du doute et du mensonge,

Et, par dessus l’amas lourd des morts ennemis,
Vois s’élargir, au vol de l’aigle vexillaire,
Jusqu’aux confins derniers que ma présence éclaire,
Cet empire ancestral à ton destin promis.

Collection: 
1885

More from Poet

  •  
    PAROLE DE SONGE

    O Foudroyé, tombé des gloires de tes cieux,
    Tentateur des parvis sans ombre, audacieux !
    Qui voulus reculer les limites du rêve,
    Et déplacer, d’un bras que tu savais mortel,
    Sur le sable inconnu de la dernière grève,
    Les piliers...

  •  
    O Toi dont nul mortel n’a soulevé les voiles,
    Dont nul porteur de Dieux, nul ravisseur d’étoiles
    N’a vu frémir encor la vierge nudité,
    Vers qui, du fond des temps, monte, jamais lassée,
    Par l’ouragan des jours, comme un aigle, bercée,
    Toute notre espérance...

  •  
    Pour Madame Delarue-Mardrus.

    Aujourd’hui notre terre est une nef, que guide
    L’équipage invisible et muet à la fois
    Des forces sans regards et des aveugles lois,
    Et que couvre une foule anxieuse et timide.

    Comme un...

  • Quand je m’endormirai sous la splendeur des astres,
    Mes strophes flamboieront auprès de mon cercueil ;
    Les torchères de fer de mon farouche orgueil
    Jetteront dans le vent la pourpre des désastres ;

    Et les aigles du Verbe, apaisant leur essor,
    Grouperont leurs...

  • Le désert est immense : une houle de pierres
    Vers le septentrion déferle en blanchissant,
    Et le jour acéré, qui brûle les paupières,
    Sur le roc calciné tombe resplendissant.

    C’est l’heure où le Touran, sol d’argile et de braise,
    Dans l’air mat où seul vibre un...