La Justice/Veille VII

 


Là-haut, ce clair de lune étrange me repose :
Le croissant, nébuleux, erre, comme un grand lis
Qu’une dentelle éparse entraîne dans ses plis
Sous les sombres rideaux d’une alcôve bien close.

Quand saurai-je mourir, si, ce soir, je ne l’ose ?
De la molle nuée où tu t’ensevelis,
Douce lune, à mon front forme un coussin d’oublis,
Dût ma pensée y faire une éternelle pause !

À quoi bon remuer le dessous des couleurs ?
Laissons l’âme en un songe abîmer ses douleurs,
Comme l’étang s’azure en déposant sa vase.

Oh ! que j’expire en toi, délivré du soleil !
Il me serait si bon de suivre ton extase,
Emporté sans retour, assoupi sans réveil…

Pourquoi déserter de la sorte ?
À t’ouïr pousser des hélas,
On croirait que ton dos supporte
L’univers entier comme Atlas,

Ou bien qu’un remords implacable,
Un remords de grand criminel,
De son poids obstiné t’accable !
Ton sort est-il donc si cruel ?

Qu’as-tu commis qui ne s’avoue ?
La fortune a-t-elle soudain
Fait descendre pour toi sa roue ?
As-tu peur de mourir de faim ?

Ton lot, si fort qu’il te déplaise,
Fait envie aux vrais malheureux.

C’est d’un profond retour sur eux
Que naît mon immense malaise.

J’ai bon cœur, je ne veux à nul être aucun mal,
Mais je retiens ma part des bœufs qu’un autre assomme,
Et, malgré ma douceur, je suis bien aise en somme
Que le fouet d’un cocher hâte un peu mon cheval ;

Je suis juste, et je sens qu’un pauvre est mon égal ;
Mais, pendant que je jette une obole à cet homme,
Je m’installe au banquet dont un père économe
S’est donné les longs soins pour mon futur régal ;

Je suis probe, mon bien ne doit rien à personne,
Mais j’usurpe le pain qui dans mes blés frissonne,
Héritier, sans labour, des champs fumés de morts.

Ainsi dans le massacre incessant qui m’engraisse,
Par la Nature élu, je fleuris et m’endors,
Comme l’enfant candide et sanglant d’une ogresse.

Les lions déchirent les bœufs,
Et mieux que le fouet, leur poursuite
Met les chevaux tremblants en fuite ;
Dieu le souffre ! et tu fais moins qu’eux.

Des peines que ton père a prises
Jouis en paix dans son verger,
Les moineaux friands de cerises
S’y font par Dieu même héberger.

Ton remords est bien ridicule
Devant l’écurie et l’étal,
Et bien étrange ton scrupule
De t’asseoir au banquet fatal :

Dieu t’y convie, et te dispense
De peser si c’est juste ou non.

Mais le cœur sent, mais l’esprit pense,
Et sans leur aveu rien n’est bon.

L’homme s’octroie une âme, et juge que les bêtes
Ne sont qu’un vague souffle agitant un vil corps :
« Je puis donc, leur dit-il, vous frapper sans remords,
Vous que le limon seul fit tout ce que vous êtes. »

« Tombez, dit-il aux bois dont il abat les têtes,
Vos élans vers le ciel sont d’aveugles efforts ! »
Ainsi l’homme insolent, pour ennoblir ses torts,
Les appelle des droits, et ses vols des conquêtes.

Tout être est sa pâture ou bien son portefaix ;
Souvent, sans besoin même, il mutile, il ébranche,
Et sa colère éclate à la moindre revanche.

Les fiertés de la brute, il les traite en méfaits.
Pour le joug qu’il t’impose, ô brute à face blanche,
Ne flétris point César ! il fait ce que tu fais.

Résignons-nous aux lois du monde :
César est battu par l’amour ;
Maîtres et valets à la ronde
Vont se fustigeant tour à tour ;

La nymphe bat le vieux Silène
Avec un sceptre d’églantier,
Qu’un zéphyr bat de son haleine
Et dont la fleur bat le sentier ;

Et Silène à trotter condamne
Son baudet tardif et têtu,
Il le bat ; et du pied de l’âne
Le gazon naissant est battu.

Et personne, églantier, zéphire,
Bêtes, ni gens, n’en est surpris !

Si tu comprends de quoi tu ris,
Ô Démocrite, peux-tu rire !

Puisqu’il m’est bien connu, le mépris souverain
Des Destins et des Dieux pour le droit en souffrance,
Que ne sais-je imiter leur sage indifférence !
D’où vient qu’un tort causé m’est encore un chagrin ?

Que pouvant assouvir, le front haut et serein,
Toutes mes passions, sans gêne, à toute outrance,
J’admets dans ma conduite une sourde ingérence,
Je ne sais quel censeur dont je subis le frein ?

Comment donc se fait-il que mon cœur répudie
Les absolutions de ma raison hardie ?
Aurait-il des raisons qu’elle ne comprît pas ?

Elle informe, elle instruit ; serait-ce lui qui juge ?
Que dis-je ! la Justice, au lieu de fuir mes pas,
N’aurait-elle qu’en moi, dans mon cœur, son refuge

Ah ! Dieu t’a sans doute envoyé
Ce soupçon dont l’aveu t’échappe,
Pour que ton âme s’y rattrape,
Ainsi qu’à l’épave un noyé !

Ne la lâche pas, cette planche
Offerte à tes efforts déçus ;
Des doigts, du coude, et de la hanche,
Et du genou, grimpe dessus !

Prends-y pied, dresse-toi, regarde,
Vers les quatre points cardinaux,
Si partout, déserte et blafarde,
Fuit l’immensité, sans fanaux…

Du radeau de ta conscience,
Ne vois-tu rien à l’horizon ?

Puissé-je y voir l’arc d’alliance
Entre mon cœur et ma raison !

Que l’épreuve est poignante et que la tâche est rude
D’appuyer sur son cœur la pointe du compas
Qui de l’enfer terrestre, en deçà du trépas,
Mesure chaque cercle avec exactitude !

J’en affronte l’horreur que le sophiste élude ;
Mais peut-être, parti du degré le plus bas,
Verrai-je en m’élevant, conquise pas à pas,
La vérité blanchir les cimes de l’étude !

La Nature peut-être à son dernier devin
Dira : « Ta conscience, universelle enfin,
Peut par mes propres lois me juger et m’absoudre ;

« Je domine, et le joug ne peut pas être aimé ;
Je t’aurais en mépris si, de peur de la foudre,
Ton indignation n’avait pas blasphémé ! »

Pleure, pleure encore, sois homme !
Tes premiers pleurs t’ont soulagé,
Et voilà qu’au philtre du somme
Ton front cède, vide et chargé…

Dors vite, car l’ombre où tu plonges
A déjà des pâleurs de lait !
Moi, je vais suivre au vol les songes
Et pour toi les prendre au filet ;

De l’Orient qui s’illumine
Je vais cueillir les fins rayons
Pour en tisser la mousseline
Où j’arrête ces papillons.

Et bientôt ton angoisse obscure
Ne sera plus qu’une langueur
Mêlée à ma douce piqûre
Qui les fixera sur ton cœur…

Collection: 
1886

More from Poet

  •  
    Mon corps, vil accident de l’éternel ensemble ;
    Mon cœur, fibre malade aux souffrantes amours ;
    Ma raison, lueur pâle où la vérité tremble ;
    Mes vingt ans, pleurs perdus dans le torrent des jours :

    Voilà donc tout mon être ! et pourtant je rassemble...

  •  
    Tu veux toi-même ouvrir ta tombe :
    Tu dis que sous ta lourde croix
    Ton énergie enfin succombe ;
    Tu souffres beaucoup, je te crois.

    Le souci des choses divines
    Que jamais tes yeux ne verront
    Tresse d’invisibles épines
    Et les enfonce dans ton...

  • Ces vers que toi seule aurais lus,
    L’œil des indifférents les tente ;
    Sans gagner un ami de plus
    J’ai donc trahi ma confidente.

    Enfant, je t’ai dit qui j’aimais,
    Tu sais le nom de la première ;
    Sa grâce ne mourra jamais
    Dans mes yeux qu’...

  •  
    Toi qui peux monter solitaire
    Au ciel, sans gravir les sommets,
    Et dans les vallons de la terre
    Descendre sans tomber jamais ;

    Toi qui, sans te pencher au fleuve
    Où nous ne puisons qu’à genoux,
    Peux aller boire avant qu’il pleuve
    Au nuage...

  •  
    O vénérable Nuit, dont les urnes profondes
    Dans l’espace infini versent tranquillement
    Un long fleuve de nacre et des millions de mondes,
             Et dans l’homme un divin calmant,

    Tu berces l’univers, et ton grand deuil ressemble
    A celui d’une...