La Douleur de notre sœur notre ombre

 
Les ténèbres du soir sont l’obscure muraille
Que chaque nuit élève entre la vie et nous,
Derrière qui, fugace et sinistrement doux,
L’invisible se meut comme un spectre, et nous raille.

L’homme se trouble alors et n’ose pas savoir
Si cette Sœur muette a nos pas attachée,
Et que nous appelons notre ombre, s’est cachée
Pour nous laisser plus seuls dans le silence noir,

Ou si, reine sans yeux d’un aveugle royaume,
Elle ne trône pas au cœur de la forêt
Des songes, acceptant, de son geste distrait,
L’hommage sans regards de son peuple fantôme.

Mais, lorsque sous la lampe active, à notre seuil,
Elle revient errer, triste et moraine honteuse,
Elle n’est plus que la hâtive visiteuse
Qui tremble sous le froid de sa robe de deuil.

Et qui parfois, à l’heure où s’attardent nos veilles,
Sourdement suppliante, attend, souvent en vain,
L’instant où le foyer, en s’éteignant enfin,
La laissera partir au pays des merveilles.

Peut-être qu’elle souffre au soleil, elle aussi ;
Peut-être voudrait-elle aussi marcher et vivre,
Et ne plus être la captive, qui doit suivre
Le pas indifférent d’un maître sans merci.

Compagne patiente et toujours taciturne,
Dont ma seule pitié devine le tourment,
Ah ! ne serais-tu pas heureuse infiniment
De fondre ta douleur dans la douleur nocturne ?

Et lorsque tu languis sous l’éclat des flambeaux,
N’est-ce pas que tu crains la minute dernière,
Qui peut te faire, à tout jamais, la prisonnière
D’une lampe allumée au fond de nos tombeaux ?

Collection: 
1885

More from Poet

  •  
    PAROLE DE SONGE

    O Foudroyé, tombé des gloires de tes cieux,
    Tentateur des parvis sans ombre, audacieux !
    Qui voulus reculer les limites du rêve,
    Et déplacer, d’un bras que tu savais mortel,
    Sur le sable inconnu de la dernière grève,
    Les piliers...

  •  
    O Toi dont nul mortel n’a soulevé les voiles,
    Dont nul porteur de Dieux, nul ravisseur d’étoiles
    N’a vu frémir encor la vierge nudité,
    Vers qui, du fond des temps, monte, jamais lassée,
    Par l’ouragan des jours, comme un aigle, bercée,
    Toute notre espérance...

  •  
    Pour Madame Delarue-Mardrus.

    Aujourd’hui notre terre est une nef, que guide
    L’équipage invisible et muet à la fois
    Des forces sans regards et des aveugles lois,
    Et que couvre une foule anxieuse et timide.

    Comme un...

  • Quand je m’endormirai sous la splendeur des astres,
    Mes strophes flamboieront auprès de mon cercueil ;
    Les torchères de fer de mon farouche orgueil
    Jetteront dans le vent la pourpre des désastres ;

    Et les aigles du Verbe, apaisant leur essor,
    Grouperont leurs...

  • Le désert est immense : une houle de pierres
    Vers le septentrion déferle en blanchissant,
    Et le jour acéré, qui brûle les paupières,
    Sur le roc calciné tombe resplendissant.

    C’est l’heure où le Touran, sol d’argile et de braise,
    Dans l’air mat où seul vibre un...