L’Œuvre humaine

 
La cité monstrueuse et funèbre de l'Œuvre
Grandissait lentement dans les cieux envahis,
Où, par l’éclair nacré des écailles trahis,
Rampaient les anneaux de l’éternelle couleuvre.

Enracinant au sol ses terribles halliers,
La muette forêt des hautes colonnades
Surgissait, étendant toujours, par myriades,
Le taillis pullulant des fûts et des piliers.

La courbe immesurée et lointaine des dômes
S’élargissait jusqu’aux frontières de la nuit,
Et leur ligne, effrayant le regard qu’elle fuit,
Semblait s’évanouir en un vol de fantômes.

Des murailles vivaient où flamboyaient des yeux
Glacés, et qui semblaient de froides pierreries,
Où, sous l’écrasement lourd des maçonneries,
S’arcboutaient en craquant des muscles anxieux.

Sous mes pas, succombant au poids des arcatures
Colossales, grondait, au fond des souterrains,
Une rébellion de souffles et d’airains,
Comme si, dans le bloc de ces architectures,

Un géant, bâtisseur de son rêve impuissant,
Eût mêlé, pour garder à sa vie éphémère
L’éternité promise aux fastes de la pierre,
La chair et le granit, le ciment et le sang.

Car l’Homme, l’Homme seul au monde qui l’opprime
Ajouta sa souffrance en ajoutant ses Dieux,
Quand, dans la vie énorme aux torrents furieux,
Cria, sous les couteaux, la première victime.

Seuls, son rêve sinistre et sa rouge douleur
Ont peuplé lentement de terreurs ambiguës,
De vénéneux épis et de flèches aiguës,
Le temple calme et blanc de la nature en fleur,

Seul, s'enivrant du bruit vain de ses vains tumultes,
Son esprit, créateur des Esprits, a construit
L’Autel, et déchaîné dans la sereine nuit
L’impiété sanglante et grave de ses cultes.

Seules, les mains d’airain de ce forgeron noir,
Autour de la beauté radieuse et suprême,
À tordu les serpents venimeux du blasphème
Et fait siffler les cent gueules du désespoir...

Telle, elle s’érigeait la cité monstrueuse,
Avec ses tours, avec ses murs et ses remparts
Dominateurs, et qui, montant de toutes parts,
Faisaient, sous les cieux plus vides, l’ombre plus creuse.

Et c’était là la Ville où sont encor les Dieux
Forgés dans le métal de l’épouvante, obscène
Vision de lumière et de gloire et de haine,
Œuvre surnaturelle et sainte des aïeux.

Et je lus, dans le vol des astres de présages,
Que, pour cette Babel des dogmes et des lois,
Dont l’âme agonisait sans flambeaux et sans voix,
L’heure allait s’arrêter sur le sable des âges.

Et voici, défiant la stridente fureur
Des ouragans lovés, sifflant comme des bêtes,
Que, masse dont la Mort a âgé les arêtes
Dans l’immobilité fixe de la terreur,

La néfaste cité d’ombre, où plus rien ne bouge,
S’empourpra de reflets sanglants, que le roc brut
Brusquement devînt braise, et qu’elle m’apparut
Tout entière de lave ardente et de fer rouge,

Et telle je la vis, telle qu’en vérité,
Dès l'aube où s’éveilla, dans la splendeur de l’être,
L’inquiétude étrange et triste de connaître,
Au fond du cœur de l’Homme elle a toujours été.

Collection: 
1885

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