Effet de nuit

 
Voyager seul est triste, et j’ai passé la nuit
           Dans une étrange hôtellerie.
À la plus vieille chambre un enfant m’a conduit,
           De galerie en galerie.

Je me suis étendu sur un grand lit carré
           Flanqué de lions héraldiques ;
Un rideau blanc tombait à longs plis, bigarré
           Du reflet des vitraux gothiques.

J’étais là, recevant, muet et sans bouger,
           Les philtres que la lune envoie,
Quand j’ouïs un murmure, un froissement léger,
           Comme fait l’ongle sur la soie ;

Puis comme un battement de fléaux sourds et prompts
           Dans des granges très éloignées ;
Puis on eût dit, plus près, le han des bûcherons
           Tour à tour lançant leurs cognées ;

Puis un long roulement, un vaste branle-bas,
           Pareil au bruit d’un char de tôle
Attelé d’un dragon toujours fumant et las,
           Qui souffle à chaque effort d’épaule ;

Puis soudain serpenta dans l’infini du soir
           Un sifflement lugubre, intense,
Comme le cri perçant d’une âme au désespoir
           En fuite par le vide immense.

Or, c’était un convoi que j’entendais courir
           À toute vapeur dans la plaine.
Il passa, laissant loin derrière lui mourir
           Son fracas et sa rouge haleine.

Le passage du monstre un moment ébranla
           Les carreaux étroits des fenêtres,
Fit geindre un clavecin poudreux qui dormait là
           Et frémir des portraits d’ancêtres ;

Sur la tapisserie Actéon tressaillit,
           Diane contracta les lèvres ;
Un plâtras détaché du haut du mur faillit
           Briser l’horloge de vieux sèvres.

Ce fut tout. Le silence aux voûtes du plafond
           Replia lentement son aile,
Et la nuit, arrachée à son rêve profond,
           Se redrapa plus solennelle.

Mais mon cœur remué ne se put assoupir :
           J’écoutais toujours dans l’espace
Cette course effrénée et ce strident soupir,
           Image d’un siècle qui passe.

Collection: 
1872

More from Poet

  •  
    Mon corps, vil accident de l’éternel ensemble ;
    Mon cœur, fibre malade aux souffrantes amours ;
    Ma raison, lueur pâle où la vérité tremble ;
    Mes vingt ans, pleurs perdus dans le torrent des jours :

    Voilà donc tout mon être ! et pourtant je rassemble...

  •  
    Tu veux toi-même ouvrir ta tombe :
    Tu dis que sous ta lourde croix
    Ton énergie enfin succombe ;
    Tu souffres beaucoup, je te crois.

    Le souci des choses divines
    Que jamais tes yeux ne verront
    Tresse d’invisibles épines
    Et les enfonce dans ton...

  • Ces vers que toi seule aurais lus,
    L’œil des indifférents les tente ;
    Sans gagner un ami de plus
    J’ai donc trahi ma confidente.

    Enfant, je t’ai dit qui j’aimais,
    Tu sais le nom de la première ;
    Sa grâce ne mourra jamais
    Dans mes yeux qu’...

  •  
    Toi qui peux monter solitaire
    Au ciel, sans gravir les sommets,
    Et dans les vallons de la terre
    Descendre sans tomber jamais ;

    Toi qui, sans te pencher au fleuve
    Où nous ne puisons qu’à genoux,
    Peux aller boire avant qu’il pleuve
    Au nuage...

  •  
    O vénérable Nuit, dont les urnes profondes
    Dans l’espace infini versent tranquillement
    Un long fleuve de nacre et des millions de mondes,
             Et dans l’homme un divin calmant,

    Tu berces l’univers, et ton grand deuil ressemble
    A celui d’une...