Sur la falaise

 

I

Tu souris dans l’invisible.
Ô douce âme inaccessible,
Seul, morne, amer,
Je sens ta robe qui flotte
Tandis qu’à mes pieds sanglote
La sombre mer.

La nuit à mes chants assiste.
Je chante mon refrain triste
À l’horizon.
Ange frissonnant, tu mêles
Le battement de tes ailes
À ma chanson.

Je songe à ces pauvres êtres,
Nés sous tous ces toits champêtres,
Dont le feu luit,
Barbe grise, tête blonde,
Qu’emporta cette eau profonde
Dans l’âpre nuit.

Je pleure les morts des autres.
Hélas ! Leurs deuils et les nôtres
Ne sont qu’un deuil.

Nous sommes, dans l’étendue,
La même barque perdue
Au même écueil.

II

Tous ces patrons, tous ces mousses,
Qu’appelaient tant de voix douces
Et tant de vœux,
Ils sont mêlés à l’espace,
Et le poisson d’argent passe
Dans leurs cheveux.

Au fond des vagues sans nombre,
On voit, sous l’épaisseur sombre
Du flot bruni,
Leur bouche ouverte et terrible
Qui boit la stupeur horrible
De l’infini.

Ils errent, blêmes fantômes.
Ils ne verront plus les chaumes
Au pignon noir,
Les bois aux fraîches ramées,
Les prés, les fleurs, les fumées
Dans l’or du soir.

Dans leurs yeux l’onde insensée,
Qui fuit sans cesse, poussée
Du vent hagard,
Remplace, sombre passante,
La terre, à jamais absente
De leur regard.

Ils sont l’ombre et le cadavre ;
Ceux qui vont de havre en havre
Dans les reflux,
Qui ne verront plus l’aurore,
Et que l’aube au chant sonore
Ne verra plus.

III

Et cependant sur les côtes
On songe encore à ces hôtes
De l’inconnu,
Partis, dans l’eau qui frissonne,
Pour cette ombre dont personne
N’est revenu.

C’était l’enfant ! C’était l’homme !
On les appelle, on les nomme
Dans les maisons,
Le soir, quand brille le phare,
Et quand la flamme s’effare
Sur les tisons.

L’un dit : ― En août, j’espère,
Ils reviendront tous, Jean, Pierre,
Jacques, Louis ;
Quand la vigne sera mûre ;… ―
Et le vent des nuits murmure :
Évanouis !

L’autre dit : ― Dans les tempêtes
Regardez bien, et leurs têtes
Apparaîtront.

On les voit quand le soir tombe.
Toute vague est une tombe
D’où sort un front. ―

IV

C’est dans cette onde effrénée
Que leur âme au ciel est née,
Divin oiseau.
Toute vague est une tombe ;
Toute vague, ô ma colombe,
Est un berceau.

Collection: 
1908

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