Rimes familières/Sæva Mater Amorum

 
Tu m’as persécuté toujours dans ta colère ;
                     Tu n’as pas pardonné,
O Vénus ! qu’au grand art, à l’étude sévère
                     Mon cœur se fût donné ;

Et tu m’as mis au flanc la chimère éternelle
                     De l’Idéal rêvé :
L’amour pur comme l’eau des lacs, profond comme elle,
                     Que je n’ai pas trouvé.

Qui sait ? pour vivre heureux dans les bras de la femme
                     Et protégé par toi,
Fille des flots amers ! peut-être au fond de l’âme
                     Faut-il avoir la foi,

Ne pas chercher un cœur pareil au sien, qui batte
                     Toujours à l’unisson,
Se contenter de la poupée, et quand on gratte
                     Rire en voyant le son :

Croire quand même, alors que l’effronté mensonge
                     Vient nous crever les yeux,
Prendre pour vérité ce qui n’est qu’un vain songe
                     Et l’enfer pour les cieux ;

Oublier tout, ne voir que la femme en ce monde,
                     Se coucher sur le seuil
Et sous un pied vainqueur jusqu’en la boue immonde
                     Abattre son orgueil.

L’homme, ô Vénus ! peut-il dans ton culte perfide
                     Trouver le vrai bonheur,
S’il doit sacrifier sur ton autel avide
                     Ce qui fait sa grandeur ?

Qu’il soit maudit, l’autel dont la flamme dévore
                     Et la science et l’art,
Qui bannit la pensée et du cœur qui l’adore
                     Veut le sang pour sa part !

Déesse sans pitié, charmerais-tu le monde
                     Pour le déshériter ?
Mère de la beauté, tu dois être féconde
                     Ou ne pas exister.

Collection: 
1890

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