Les grands lions ont dit aux rois épouvantables :
— Vous couchez dans des lits, vous buvez à des tables,
Nous couchons sur la pierre et buvons aux ruisseaux ;
Vous faites en marchant le bruit des grandes eaux,
Ô rois, tant vous avez autour de vous d’armées.
Vos femelles, au bain, pour être parfumées,
Se laissent par l’eunuque infâme manier ;
Les nôtres ont l’odeur féroce du charnier,
Et, comme leur caresse est féconde en blessures,
Nous leur rendons parfois leurs baisers en morsures,
Mais elles ont la fauve et sombre chasteté.
La nuit perfide a beau regarder de côté,
Elle a peur devant nous, et la terreur la gagne
Quand nous questionnons sur l’ombre la montagne ;
Vous, elle vous méprise, et nous, elle nous craint.
Rois, vous croyez avoir le monde, humble et contraint ;
Mais c’est nous qui l’avons. La forêt nous encense.
Rois, nous sommes la faim, la soif, et la puissance ;
Pour manger les agneaux et pour manger les loups
Nos mâchoires font plus de besogne que vous ;
Vous disparaîtriez, ô princes, que nos gueules
Sauraient bien dévorer les hommes toutes seules ;
Chacun de nous au fond de sa caverne est roi ;
Et nous tenons ce sceptre en nos pattes, l’effroi.
Rois, l’échevèlement que notre tête épaisse
Secoue en sa colère est de la même espèce
Que l’avalanche énorme et le torrent des monts.
Rois, vous régnez un peu parce que nous dormons ;
Nos femmes font téter leurs petits sous leurs ventres,
Mais lorsqu’il nous plaira de sortir de nos antres,
Vous verrez. Le seigneur des forêts vous vaut tous.
Sachez que nous n’avons rien au-dessus de nous.
Ô rois, dans notre voix nous avons le tonnerre.
Le seigneur des forêts n’est pas un mercenaire
Qu’on leurre et qu’on désarme avec un sac d’argent ;
Et nous nous coucherons sur vous en vous rongeant,
Comme vous vous couchez, maîtres, sur vos provinces.
C’est vous les faux bandits et c’est nous les vrais princes.
Vous, et vos légions, vous, et vos escadrons,
Quand nous y penserons et quand nous le voudrons,
Ô princes, nous ferons de cela des squelettes.
Lâches, vous frissonnez devant des amulettes ;
Mais nous, les seuls puissants, nous maîtres des sommets,
Nous rugissons toujours et ne prions jamais ;
Car nous ne craignons rien. Puisqu’on nous a faits bêtes,
N’importe qui peut bien exister sur nos têtes
Sans que nous le sachions et que nous y songions.
Vous les rois, le ciel noir, plein de religions,
Vous voit, mains jointes, vils, prosternés dans la poudre ;
Mais, tout rempli qu’il est de tempête et de foudre,
De rayons et d’éclairs, il ne sait pas si nous,
Qui sommes les lions, nous avons des genoux.
Ainsi les fiers lions parlaient aux rois farouches.
Ce verbe monstrueux rugissait dans leurs bouches,
Et les bois demandaient aux monts : Qu’est-ce que c’est ?
Soudain on entendit une voix qui disait :
— Vous êtes les lions, moi je suis Dieu. Crinières,
Ne vous hérissez pas, je vous tiens prisonnières.
Toutes vos griffes sont, devant mon doigt levé,
Ce qu’est sous une meule un grain de sénevé ;
Je tolère les rois comme je vous tolère ;
La grande patience et la grande colère,
C’est moi. J’ai mes desseins. Brutes et rois, tyrans,
Tremblez, eux les mangeurs et vous les dévorants.
Sachez que je suis là. J’abaisse et j’humilie ;
Je tiens, je tords, je courbe, et je lie et délie
La vague adriatique et le vent syrien ;
Je suis celui qui prouve à tous qu’ils ne sont rien ;
Je suis toute l’aurore et je suis toute l’ombre ;
Je suis celui qui sème au hasard et sans nombre,
Et qui, lorsqu’il lui plaît, donne des millions
D’astres aux firmaments et de poux aux lions.