Le cavalier de bronze était debout dans l’ombre.
Autour de lui dormait la ville aux toits sans nombre ;
Les hauts clochers semblaient, sur les bruns horizons,
De grands pasteurs gardant des troupeaux de maisons ;
Notre-Dame élevait ses deux tours, dont chacune,
Lugubre, s’effrayait, dans cette nuit sans lune,
D’entrevoir vaguement sa gigantesque sœur ;
Le zénith se voilait d’une telle épaisseur
Que les lueurs du gouffre avaient disparu toutes ;
Râlant seul par moments sous les nocturnes voûtes,
Le vent semblait donner passage au désespoir ;
Les nuages étaient les plis d’un rideau noir ;
On eût dit que le jour ne devait plus renaître,
Ni le matin rouvrir sa sereine fenêtre,
Et que, charbon terrible, âtre à jamais détruit,
Dans cette immensité sur laquelle la nuit,
Monstrueuse, s’était pour toujours refermée,
Tout le soleil éteint s’en allait en fumée,
Tant sur la terre morne et dans le firmament
L’obscurité versait d’évanouissement !
Le ciel, pour on ne sait quels spectateurs funèbres,
Ouvrait jusqu’au fond l’antre immense des ténèbres.
Calme, l’épée au flanc, et portant sur le dos
Le harnais des anciens chevaliers féodaux,
Il était là debout en habit de bataille.
Héros par le sourire et géant par la taille,
Tenant la bride noire en son noir gantelet,
Colosse et roi, tranquille, immuable, il semblait
Pétrifier la nuit par son éternel geste ;
Et, se confondant presque avec l’ombre funeste,
Mêlait son airain sombre à la noirceur des cieux.
La statue, au regard fixe et mystérieux,
Vision du sommet et spectre de la cime,
À l’immobilité sinistre de l’abîme,
Car, étant du sépulcre, elle est de l’infini.
Ce livide cheval qui n’a jamais henni,
Ce guerrier qui, muet, semble le personnage
Du suprême silence et du grand témoignage,
Ce socle dominant les hommes, élevant
Sa paix sombre parmi leur orage vivant,
Et sortant de la tombe avec un air de gloire,
Ce colosse qui prend de force la mémoire,
Qui semble encor le roi, le tyran, le bourreau,
Et qui ne pourrait pas chasser un passereau,
Toute cette figure est un monstre du rêve ;
Même quand le soleil la précise et l’achève
Et vient la regarder en face, même au jour,
Même quand les passants fourmillent à l’entour,
D’une crainte secrète elle reste vêtue,
Elle est funèbre encor ; mais le soir, la statue,
Roi pensif, dur soldat ou lugubre empereur,
Reprend toute sa nuit et toute sa terreur.
Donc il apparaissait dans l’ombre grandiose.
Tout ce que le néant contient d’apothéose,
Tout ce qu’un front royal peut garder de serein
Dans la captivité tragique de l’airain,
L’horreur du monument, tout ce qu’une prunelle
Peut conserver d’éclair quand elle est éternelle,
Toute la vie étrange et pâle de la mort,
Ce qui reste au héros jadis illustre et fort
Quand le trépas l’étreint de ses deux ailes noires,
Tout l’effort qu’au tombeau le gagneur de victoires
En cessant d’être roi fait pour devenir Dieu,
Et la grandeur de l’heure et la grandeur du lieu,
S’ajoutaient au colosse et de son attitude
Augmentaient la suprême et grave solitude ;
Et la Seine fuyait avec un triste bruit
Sous ce grand chevalier du gouffre et de la nuit.
Le vent jetait son cri, l’eau jetait son écume ;
Et les arches du pont, s’enfonçant dans la brume
Avec un vague aspect de spectre et de chaos,
S’ouvraient sous la statue auguste, et sur les flots
Du fleuve humilié qui pleure et qui querelle,
Porches d’ombre pour eux, arcs triomphaux pour elle.
Soudain, dans ce silence, et sans qu’on pût savoir
Qui parlait dans ce calme impénétrable et noir
Où la profondeur sourde et terrible sommeille,
Au-dessus du colosse immobile, à l’oreille
De la statue ouvrant ses yeux fixes devant
L’espace sépulcral plein de nuit et de vent,
Une voix, qui passa comme un souffle de glace,
Dit : ― Va voir si ton fils est toujours à sa place.
Si quelqu’un à cette heure eût rôdé là, marchant
Sur le quai solitaire ou près du bord penchant,
Aux clartés du falot qui vacille et qui fume,
Cet être eût entendu tout à coup, dans la brume
Qui, l’hiver, fait Paris plus noir qu’une forêt,
Un bruit rauque pareil au bruit qui sortirait
De quelque panoplie énorme des ténèbres ;
Il eût senti l’horreur frémir dans ses vertèbres,
Et sa langue à la nuit bégayer des aveux,
(Qui n’a pas son remords secret ?) et ses cheveux
Se dresser, et ses dents se heurter dans sa bouche ;
Car sur le piédestal où, dans le vent farouche,
Les nuages semblaient d’en haut la saluer,
La statue, ô terreur ! Venait de remuer.
Rien, pas même l’airain, pour jamais ne s’arrête.
Le roi tourna la bride et le cheval la tête.
Le terre-plein frémit ; de longs mouvements sourds
Ébranlèrent les toits, les églises, les tours,
Et les portails sacrés que les siècles vénèrent.
Les muscles monstrueux du bronze frissonnèrent,
La croupe tressaillit, le pied toujours levé
Qui laisse l’herbe croître aux fentes du pavé
S’abaissa, l’autre pied scellé dans l’architrave
Se leva ; le colosse inclina son front grave,
Le destrier, ployant ses jarrets de métal,
Horrible, s’approcha du bord du piédestal,
— Visions où jamais un œil humain ne plonge ! ―
Et, comme par la rampe invisible d’un songe,
La statue à pas lents du socle descendit.
Alors l’âpre ruelle au nom fauve et maudit,
L’échoppe, la maison, l’hôtel, le bouge obscène,
Les mille toits mirant leurs angles dans la Seine,
Les obscurs carrefours où, le jour, en tous sens,
Court l’hésitation confuse des passants,
Les enseignes pendant aux crocs de fer des portes,
Les palais crénelés comme des villes fortes,
Le chaland aux anneaux des berges retenu,
S’étonnèrent devant ce cimier inconnu
Dont aucun ouragan n’eût remué la plume,
Entendirent le sol tinter comme une enclume
Et, tandis qu’au fronton des tours l’heure étouffait
Sa voix, n’osant sonner au cadran stupéfait,
Virent, dans l’épaisseur des ténèbres accrues,
Droit, paisible et glacé, s’avancer dans les rues,
Accompagné d’un bruit funèbre et souterrain,
L’homme de bronze assis sur le cheval d’airain.
L’eau triste frissonnait sous la rondeur de l’arche.
Horreur prodigieuse ! Une statue en marche !
La lourdeur de cette ombre étonne le pavé.
Elle glisse, elle va, morne, le front levé,
Avec une roideur de cadavre, et sa forme
Inflexible résiste au vent du gouffre énorme.
L’affreux ordre nocturne en est bouleversé.
Après que cette chose effroyable a passé,
Sous les plafonds glacés où les cercueils séjournent,
Les squelettes hagards dans leur lit se retournent
Et disent à la nuit funeste qui ne sait
Que leur répondre : ô nuit, qu’est-ce donc qui passait ?
Si l’œil pouvait plonger dans ces hideux royaumes
Et percer le mystère, on verrait les fantômes,
Frissonnants, éviter le lugubre inconnu.
Larve dont le regard sans pâlir soutenu
Fait toute la grandeur de don Juan athée !
Spectre où s’ébrécherait l’épée épouvantée,
Et qu’en l’osant toucher la main sentirait froid !
Actions de la vie, amours, justice, droit,
Crime, vengeance, orgueil, qu’un simulacre traîne !
Responsabilité de la figure humaine
Prise par le granit ou le bronze fatal !
Oh ! Dans l’égarement d’un orage mental,
Dans quelque âpre chaos de villes abattues,
Qui donc a vu rôder lentement des statues ?
Ces êtres inouïs, impossibles, affreux,
Vont, ayant la stupeur des ténèbres sur eux ;
Et l’alarme est dans l’ombre, et le rêve lui-même,
Qui distingue à minuit dans l’immensité blême
Tout un monde terrible à travers l’œil fermé,
Le rêve, aux habitants de l’ombre accoutumé,
S’épouvante de voir cette lugubre espèce
De fantômes entrer dans sa nuée épaisse,
Et frémit, car le pas de ces noirs arrivants
N’est ni le pas des morts ni le pas des vivants.
Quand l’homme s’avança, les profondeurs s’émurent.
Et le dessous des ponts où les courants murmurent,
Les cimetières noirs, sentant venir un roi,
Les parvis dominés d’un porche ou d’un beffroi
Où passaient autrefois les carrosses des sacres,
Les charniers, les égouts où le sang des massacres
S’extravase et croupit et fait de tristes lacs,
Les bornes où, pensifs, montent les Ravaillacs,
Les puits mystérieux des vieilles tours muettes,
Les lourds carcans, pendus au clou des oubliettes,
Les lointains ponts-levis des forts et des fossés,
Les pavés où, l’hiver, la pluie à flots pressés
S’abat, tombant du ciel comme des trous d’un crible,
Se mirent à trembler sous le marcheur terrible.
Et comme il est certain ― l’œil du tombeau le voit ―
Que derrière tout roi qui passe, quel qu’il soit,
Toute la royauté se dresse, noir fantôme,
L’ancien Paris, vibrant de la masure au dôme,
Dans son plus vil repli, dans son plus dur pilier,
Fit un bruit sombre autour du fatal cavalier.
C’était comme le cri solennel et sauvage
De la vieille misère et du vieil esclavage,
Comme le hurlement de mille ans révoltés,
Comme la voix des temps et des calamités ;
Tout le passé pleurait dans cette clameur triste,
Tout, ce qui disparaît comme ce qui subsiste ;
C’était le sang, la chair, et le fer, et le feu,
Râlant à travers l’ombre un grand appel à Dieu ;
C’était la tombe ouvrant ses immenses entrailles.
Dans ce fauve murmure éclataient les mitrailles,
Les meurtres, les splendeurs du pouvoir triomphant ;
On y distinguait l’homme et la vierge et l’enfant ;
Les balles des assauts sifflaient aux meurtrières ;
Les femmes rugissaient dans les salpêtrières ;
Les chambres de torture attisaient leurs réchauds ;
On entendait gémir les geôles, les cachots,
Et l’affreux Saint-Lazare, et ce lugubre ancêtre
De tous les parias du vieux monde, Bicêtre ;
Le désespoir passait suivi de ses lépreux,
La mort de ses bourreaux, le trône de ses preux ;
Les mères s’arrachaient les cheveux à poignées ;
Les Te Deum chantaient les batailles gagnées ;
Tout y retentissait, les carrousels charmants,
Le quadruple galop des écartèlements,
La hache, le billot, le pal, le fouet, la chaîne,
Tout l’infâme appareil de supplices que traîne
Cette vieille Thémis humaine aux yeux bandés
Qui jadis prit Jésus, joua sa robe aux dés,
Le fit crucifier par le crime et le vice,
Et compte Dieu parmi ses repris de justice ;
Tout s’y mêlait, les deuils, les complots assassins,
L’arquebuse du roi Charles neuf, les tocsins,
Les cloches que l’orfraie effleure de son aile,
Les cris qu’étouffe l’eau devant la tour de Nesle,
Marguerite vidant son lit dans le tombeau,
Médicis, Brunehaut, Frédégonde, Isabeau ;
Les piloris râlant à côté des trophées.
Par moments, comme un vent qui s’éteint par bouffées,
Ou comme un océan apaisant ses reflux,
La rumeur se taisait, et l’on n’entendait plus
Que le pas mesuré du passant formidable.
L’horreur blême tombait du ciel inabordable
Où les nuages noirs se font et se défont ;
Des flots d’ombre roulaient dans l’infini profond.
L’homme d’airain tourna par la place Dauphine,
Puis il suivit la berge étroite qui confine,
Au sud, au vieux logis des chevaliers du guet,
Au nord, à la grand’chambre à qui Nesmond léguait
Sa robe et son portrait peint par le Primatice ;
Il côtoya les tours du palais de Justice
D’où tombe sur le peuple un aveugle anankè,
Passa le pont au Change, et, côtoyant le quai,
Gagna l’hôtel de ville et la place de Grève ;
Il traversa l’arcade où maintenant s’élève
Tout un palais nouveau dressant ses lourds chevets,
Laissa derrière lui le portail Saint-Gervais,
Prit à gauche, et, perçant un dédale de rues,
Cavernes du vieil âge aujourd’hui disparues,
Où les maisons avaient des faces de bandits,
Lent et grave, il entra, par le porche où jadis
Une reine voilée attendait Bassompierre,
Dans une grande place aux arcades de pierre.
Au centre de la place, un feuillage tremblant
Laissait à demi voir un grand fantôme blanc ;
C’était un cavalier de marbre.
Altier, austère,
Sur un socle, au milieu d’un perron solitaire,
Couronné de lauriers comme un César romain,
Il surgissait tranquille, auguste, surhumain.
Au socle était sculptée une main de justice.
Grave, le coude ouvert et le poing sur la cuisse,
Il tenait à la main un bâton d’empereur.
Les arbres s’effaraient pleins d’une vague horreur,
Et leur cime semblait d’un vent d’hiver battue.
La statue alla droit dans l’ombre à la statue ;
Et celui qui marchait regarda fixement
Celui qui songeait triste, immobile et dormant,
À travers la noirceur des sombres branches d’arbre.
L’homme de bronze alors dit à l’homme de marbre :
— Viens donc voir si ton fils est à sa place encor.
Comme un chasseur s’éveille au son lointain du cor,
Louis treize sortit de son éternel rêve ;
Et le blanc porte-sceptre et le noir porte-glaive,
Le pâle roi César, le fier roi chevalier,
Descendant du perron le livide escalier,
Traversèrent la place et passèrent la grille ;
Et, par-dessus les toits, un spectre, la Bastille,
Les vit qui s’en allaient vers le Paris vivant ;
Le cavalier d’airain, calme, marchait devant,
Tenant son doigt levé pour indiquer la route.
Ils ne passèrent point sous l’arche de la voûte ;
Ils prirent par le Pas de la Mule, et, suivant
Les boulevards qu’emplit, le jour, un flot mouvant,
Montèrent vers la Ville endormie à cette heure ;
Et les quatre lions du Château-d’eau qui pleure,
Les toits des vieux faubourgs aux innombrables nids,
La porte Saint-Martin, la porte Saint-Denis,
Les Porcherons où vibre encor le bruit des verres,
Tremblants, virent passer ces deux profils sévères.
Ils marchaient sans parler, sans dire : par ici.
Et les deux cavaliers arrivèrent ainsi
Dans un des carrefours immenses de la ville.
Au centre, se dressait un autre homme immobile.
Cet homme n’était pas un homme, mais un Dieu.
Son front, qui semblait fait pour le ciel toujours bleu,
Se haussait arrogant, comme indigné de l’ombre ;
On voyait sur sa tête un vague soleil sombre ;
Il rayonnait, lugubre ; il avait l’air fatal
Et superbe, que donne aux morts le piédestal,
Et tout ce qu’un vainqueur répand d’horreur sacrée
Quand le roi qui détruit contient un Dieu qui crée.
C’était un roi de bronze ainsi que le premier ;
Il n’avait ni brassards, ni haubert, ni cimier,
Et, beau comme Apollon, était nu comme Hercule ;
On voyait se courber, noirs dans le crépuscule,
Quatre fleuves, l’Escaut, l’Ister, le Doubs, le Rhin,
Sous les quatre sabots de son cheval d’airain ;
Tranquille, il paraissait écouter dans les brises
Des chocs de bataillons, de cris de villes prises ;
Et sa crinière était d’un lion ; et, sans voix,
Sans geste, il commandait ; il semblait tendre aux rois
Sa fière épée, à Dieu, dans l’azur solitaire,
Sa main, et son orteil aux baisers de la terre.
Il semblait de lui-même à jamais ébloui.
Et les deux cavaliers marchèrent droit à lui.
Le vent mystérieux suspendit son murmure ;
L’aveugle nuit tâcha de voir.
L’homme à l’armure
Laissa derrière lui son blême compagnon,
Et dit très haut :
― Louis, quatorzième du nom,
Réveille-toi, Louis ! Et viens avant l’aurore
Voir si ton petit-fils est à sa place encore. ―
Le Dieu de bronze au front vaguement étoilé
Ouvrit sa lèvre sombre et dit : ― M’a-t-on parlé ?
Et son regard cherchant à ses pieds, sembla naître.
— Oui. ― Qui donc ? ― Moi. ― Qu’es-tu ? ― Ton père, dit l’ancêtre
— Quel est ce petit-fils que ta voix m’a nommé ?
— Celui que tes sujets appelaient Bien-Aimé.
— Où donc est-il, l’objet de ces idolâtries ?
— Dans une grande place au bout des Tuileries.
Viens.
Le noir demi-Dieu salua les deux rois,
Puis descendit du socle auguste, et tous les trois
Se mirent à marcher dans la nuit côte à côte,
L’aïeul passant les fils de sa tête plus haute.
Ils gagnèrent le quai, laissèrent derrière eux
Le balcon où, rêvant sur Paris malheureux,
La Saint-Barthélemy s’accoude, noir fantôme,
Et passèrent devant le palais du royaume,
Bloc difforme de murs et de toits inégaux
Qui, comme les palais de Thèbes et d’Argos,
À ses Agamemnons, ses Laïus, ses Électres,
La Seine refléta, sinistre, ces trois spectres,
Le roi soldat, le roi césar et le roi dieu,
Reconnut Louis treize et chercha Richelieu.
Le vieux Louvre entr’ouvrit ses royales croisées.
Eux, muets, s’avançaient vers les Champs-Élysées.