Sacrilège

 
D’après une fantaisie en prose de Léon Chavignaud.

On a traîné devant le juge de police
Une femme encor jeune, et qui, sous sa pelisse
De velours, semble avoir connu des jours meilleurs.

― Votre nom, accusée ?

                                       ― Adrienne Desfleurs.

― Vous avez dérobé, la semaine dernière,
Une couronne.

                          ―

Oui, Votre Honneur, au cimetière.
Mais je ne croyais pas faire un aussi grand mal.

― Vous ne pouvez ainsi parler au tribunal.
Vous êtes sacrilège.

                                ― Oh ! je vous en conjure,
Ayez pitié de moi ! cessez votre torture !
Ou je mourrai de honte et de confusion.

― Il fallait avoir honte avant votre action.
Il est trop tard.

                               ― De grâce ! écoutez-moi bien, juge !
Je confesse ma faute. Oh ! soyez mon refuge !
Oui, soyez indulgent !

                                   ― Cessez de sangloter,
Reprenez vos esprits, et veuillez raconter
Ce que vous avez fait.

                                      ― Oui, je vais tout vous dire,
Sans rien atténuer. Ma vie est un martyre

Cruel comme le fer et comme le poison,
Et qui fera sombrer encore ma raison.
Que vais-je devenir si quelqu’un ne m’assiste ?
L’an dernier, je perdis mon époux, humble artiste,
Bon père, bon chrétien. Le découragement
Aurait pu me tuer dans mon délaissement,
Si le ciel ― dans la nuit toujours un rayon brille ―
N’eût voulu me laisser une petite fille
Qu’un vieil ami lointain gardait depuis quatre ans.
Son retour fut pour moi le retour du printemps.
Nuit et jour je cousais pour chasser la misère
Du foyer. Mais, hélas ! lorsque le vent contraire
Souffle sur une vie, il la fait tous les jours
Plus pénible et plus triste. Et j’étais sans recours
Sans force, sans espoir, sans rien qui me soutienne.
Je manquai de travail. Et je gagnais à peine
De quoi nourrir ma pauvre enfant, qui s’étiolait.
Encore si j’avais pu lui donner mon lait !
Elle mourut bientôt, comme l’ange s’envole.
Dans mes pleurs ma raison coula. Je devins folle,
Et je fus, un matin, internée à Beauport.
Je restai là deux mois. Quelle épreuve ! quel sort !
Qui donc saura jamais où le destin nous mène ?
Au retour, j’allai voir, une fois la semaine,
La fosse de ma fille en un coin écarté.
Comme l’argent manquait, je n’avais acheté
Qu’une croix de bois, sans nom, sans la moindre chose
Pouvant dire aux passants : « C’est là qu’Eva repose ! »

Jusque dans le tombeau l’obscur déshérité
Semble encor poursuivi par la fatalité.
Cependant je pouvais prélever, les dimanches,
Sur des sous épargnés un bouquet de fleurs blanches.
Et quand j’avais prié, répandu bien des pleurs,
Je couvrais de baisers pieux mes humbles fleurs ;
J’allais les déposer sur la fosse chérie,
Espérant que là-haut quelque mère attendrie
Me ferait réunir bientôt à mon enfant.

La femme s’arrêta, des spasmes l’étouffant ;
Et plus d’un dans la salle essuya sa paupière
Au récit douloureux de cette prisonnière
Capable de toucher même un cœur de granit.
Ému, le juge aussi se taisait. Il finit
Par rompre le silence ; et, d’une voix fébrile :

― Vous étiez sans travail, vous étiez sans, asile,
Quand on vous a...

                      ― Sans asile et sans pain,
J’endurais les tourments horribles de la faim,
Avec peine j’avais pu marcher vers la tombe
Où repose le corps de ma chère colombe,
Et, de mes jours sentant vaciller le flambeau,

Frissonnante du froid qui glace le tombeau,
Je désirais mourir à côté de ma fille.

― C’est bien ! mais la couronne.

                                              ― Arrivée à la grille
Du cimetière, hélas ! je compris mieux mon sort.
Cette fois dans le champ lugubre de la mort
J’entrais sans un bouquet, sans la moindre fleurette.
C’est alors que je fus coupablement distraite,
Et que je convoitai les trésors des défunts
Endormis sous leur tertre inondé de parfums.
Aux aguets, front baissé, je m’approchai du marbre
D’un tombeau que voilaient les rameaux d’un grand arbre,
Et sur qui s’effeuillaient des couronnes. C’était
Le tombeau d’une mère, et cela m’invitait.
Me glissant à travers d’épaisses graminées,
Je pris une couronne, une des plus fanées,
Qui semblait déparer ces offrandes de choix,
J’allai la mettre au pied de la modeste croix
De mon enfant. Voilà l’histoire de mon crime,
Et vous avez suivi mes pas jusqu’à l’abîme
De honte et de mépris où l’on veut me noyer.
Maintenant, dites-moi, pouvez-vous châtier
Une mère d’avoir eu la sainte faiblesse
D’obéir à son cœur débordant de tendresse ?

Elle se tut, la voix éteinte en un sanglot.

Le juge, l’œil en pleurs, n’articula qu’un mot :
Mais quand ce mot tomba de sa lèvre royale,
Un bravo délirant éclata dans la salle.

Collection: 
1912

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