L’Invocation au Verbe

 
Verbe furieux qui m’appelles,
Et qui, pour mon oreille, épèles
Ce que les ouragans rebelles
Disent aux océans en deuil,
Apaise tes ailes battantes,
Et, comme un esclave à mon seuil,
Du ciel du monde que tu tentes
Redescends en strophes chantantes
Vers le rocher de mon orgueil.

Sous l’arc des rythmes qu’elle embrase
Courbe ta magnifique emphase,
Et, vers les cimes de l’extase,
D’un plus retentissant essor,
Parmi les souffles du tonnerre
Qui se cabre et hennit encor,
Que ta clameur visionnaire
Remonte, élargissant son aire,
Par tes ondes de bronze et d’or.

Des profondeurs de la pensée
Par ton passage ensemencée,
Surgis, ô Parole exaucée !
Pour ordonner les éléments,
Et, des blocs qu’elle entasse, érige
Aux silencieux firmaments
Toute une cité de prodige,
Dont les aquilons du vertige
Hanteront les entablements,

Grandissez, portes triomphales,
Où les vents hécatoncéphales
Viendront égarer leurs rafales,
Et que les fabuleux métaux
Où vos bases furent forgées,
Enracinant leurs piédestaux
Aux clefs des voûtes hypogées,
Se lient, en cryptes étagées,
Au roc des murs fondamentaux.
 
Montez, ô portes de victoire !
Où chante l’ode évocatoire,
Qui, dans la pierre et dans l’histoire,
Sculpte les fastes asservis,
Et que les trésors funéraires
Au bûcher des siècles ravis,
De mes cours encombrant les aires,
Jonchent des dépouilles des ères
La paix splendide des parvis.

Esprit du Monde et de la Terre,
Qui, hors de l’ombre élémentaire,
Lèves les torches du mystère
Sur un univers qui s’éteint,
De ton éternelle attitude
Étonne le désert lointain,
Et que ta haute servitude
Anime encor la solitude
Où s’ensevelit mon destin.

Et pour que l'horizon s’éclaire
Du flamboiement de ta colère,
Au front du portique angulaire
Cloue en formidables faisceaux,
Sur les chapiteaux des pilastres,
Un essaim d’aigles colossaux
Dont les yeux brûlent, tels des astres,
Dans la pierre où tu les encastres
Comme des rostres de vaisseaux.

Et vous, dont la présence crée
La sainte lumière éthérée,
Princes de la Beauté sacrée
Qui priez sous le grand ciel noir,
Vous à qui seul je pourrai rendre
Les pompes du suprême soir,
O vous seuls qui pouvez comprendre,
Prêtres de vos autels en cendre,
Un culte à jamais sans espoir !

Vous tous dont le geste m’enseigne,
Que votre mémoire dédaigne
La Terre désertée où saigne
La vanité du vieux soleil ;
Et, hors de l’antique mensonge
De l’occident et du réveil,
Que les assises de mon songe
Où jamais l’ombre ne s’allonge
Gardent votre dernier Conseil !

Car je veux bâtir l’épouvante
De mes tours que l’orage évente,
Tombeau de mon âme vivante,
Pour cette heure où, de toutes parts,
Emplissant l’enceinte, fermée
Du triple orbe de mes remparts,
Debout, en ma veille alarmée,
La Mort, belle comme une armée,
Surgira dans les étendards.

Collection: 
1885

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