L’Envouté

« Depuis tantôt près de trois ans,
Je vous le jure par sainte Anne,
Je fus envoûté à Guingamp
(Si ce n’est vrai que Dieu me damne…)

J’ai prié notre Bonne Vierge,
Espérant être sauveté.
J’ai fait brûler des tas de cierges,
Dans l’église de la Clarté,

Et j’ai jeûné ! j’ai fait carême
Plus longtemps qu’il n’aurait fallu,
Espérant qu’alors l’anathème,
S’envolerait ainsi déçu.

De bonnes gens qui font négoce,
D’exorciser, de tout savoir,
Ont pris mes écus ! je me gausse
Aujourd’hui de leur vain savoir.

Un affreux caquou qui incante
Voulut aussi soigner mon mal.
Mais rien n’y fit, toujours me hante
Un souvenir aimé, brutal.

Depuis tantôt près de trois ans,
Je vous le jure par sainte Anne,
Je fus envoûté à Guingamp
(Si ce n’est vrai que Dieu me damne).

C’est qu’elle était charmante ainsi…
Et dussè-je périr au diable,
Il me la faut. Mon cœur meurtri
S’obstine à la trouver aimable.

C’était chez le marchand de vin,
À l’enseigne du « Geai qui chante ».
Il faisait beau, un clair matin…
(Encore Satan qui me tente).

J’ai péleriné, les pieds nus,
Dans la plaine, dans la montagne,
Tout en invoquant les vertus
De tous les bons saints de Bretagne.

Je dépéris et mon visage
Est marqué de profonds sillons.
Vous dites de moi, je le gage :
« C’est un coureur de cotillons ! »

Ma Doué, non !… Elle était belle,
Avec son tablier pimpant,
Tout comme une vraie demoiselle,
Des riches bourgeois de Guingamp.

Hélas ! elle n’est que servante,
Mes parents ne voudront jamais…
Tant pis ! son souvenir me hante.
Oui, je la veux et je l’aurai !

Depuis tantôt près de trois ans,
Je vous le jure par sainte Anne,
Je fus envoûté à Guingamp
(Si ce n’est vrai que Dieu me damne).

Je vendrai mes terres, ma ferme,
Je quitterai parents, amis ;
À tout chagrin, il est un terme,
Nous quitterons donc ce pays.

Alors avec ma douce aimée,
Loin de Tréguier et de Lannion,
J’irai vivre ma destinée
Et que Dieu m’accorde pardon !

Je vais la voir, chaque dimanche.
Autrement, je mourrais d’ennui.
Mon cœur ainsi prend sa revanche
Des noirs cauchemars de la nuit.

Mon bon monsieur, mais il me tarde
De l’aller voir, d’un seul galop.
Dieu vous ait en sa sainte garde...
Kenavo, Monsieur, Kenavo ! »
                                           


Je viens de voir au cimetière,
Inscrits sous une même croix,
Deux pauvres noms, de main grossière,
Gravés dans un modeste bois.

Et je revis la pauvre histoire,
Qui me fait maintes fois pleurer.
Dans le bloc d’ardoise noire
Des larmes ont écrit : Aimer.

Un rameau de buis agonise,
Sur les deux noms entrelacés,
Des mots obscurs… la plaque grise,
La prière des Trépassés.

Ce grand amour meurt dans la terre,
De la chair, de la boue, du sang,
Caresse implacable et sévère
Qui va de la Vie au Néant.

Et tout misérable « ci-gît »
Nous raconte quelque victime.
Mais au calvaire, Jésus-Christ
Va proclamant l’espoir sublime.

Collection: 
1927

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