I
LA VOIX SAGE
Toute la politique est un expédient.
Que fais-tu ? Quoi ! tu vas, niant, répudiant,
Blâmant toute action en dehors des principes.
Prends garde. En efforts vains et nuls tu te dissipes.
C'est moi qui guide l'homme errant dans la forêt.
J'ai pour nom la Raison, pour prénom l'Intérêt,
Et je suis la Sagesse. Ami, je parle, écoute.
Caton qui m'a bravée a su ce qu'il en coûte.
O poëte, chercheur du mieux, tu perds le bien.
Il t'échappe. Tu fais échouer Tout sur Rien.
Laisse donc succomber les choses qui succombent !
Ta pente est de toujours aller vers ceux qui tombent,
Ce qui fait que jamais tu ne seras vainqueur.
N'a pas assez d'esprit qui montre trop de coeur.
La vérité trop vraie est presque le mensonge.
En cherchant l'idéal, on rencontre le songe,
Si l'on plonge au-delà de l'exacte épaisseur ;
Et l'on devient rêveur pour être trop penseur.
Le sage ne veut pas être injuste, mais, ferme,
Craint d'être aussi trop juste, et cherche un moyen terme ;
Premier écueil, le faux ; deuxième écueil, le vrai.
Le droit brut, pris en bloc, n'est que le minerai ;
La loi, c'est l'or. Du droit il faut savoir l'extraire.
Quelquefois on a l'air de faire le contraire
De ce qu'on devrait faire, et c'est là le grand art.
Tu n'arrives jamais, et moi j'arrive tard ;
Mieux vaut arriver tard que pas du tout. En somme,
Tu fais de l'homme un dieu, de dieu je fais un homme ;
Voilà la différence entre nous. Réfléchis.
Tu braves le chaos, moi je crains le gâchis.
Es-tu sûr de finir par tirer de ton gouffre
Autre chose qu'un être imbécile qui souffre ?
Crois-tu refaire à neuf l'homme et tripler ses sens ?
Prends-moi donc tels qu'ils sont les vivants, ces passants !
Foin du déclamateur qui s'essouffle et qui beugle !
Trop de lumière autant que trop de nuit, aveugle.
On n'ouvre qu'à demi le volet, s'il le faut.
On n'aime pas la guerre et l'on hait l'échafaud
En théorie ; eh bien, on s'en sert en pratique.
Mon cher, il faut au temple adosser la boutique ;
Je sais qu'on a chassé les vendeurs du saint lieu,
Mais le tort de Jésus est d'être un peu trop dieu.
Il me faudrait de fiers garants pour que je crusse
Qu'il eût payé les cinq milliards à la Prusse.
Le sage se modère en tout. Calme en mon coin,
Je blâme l'infini, mon cher, qui va trop loin ;
Sur la création, beaucoup trop large sphère,
Les bons esprits ont bien des critiques à faire ;
L'excès est le défaut de ce monde, entre nous ;
Le soleil est superbe et le printemps est doux,
L'un a trop de rayons et l'autre a trop de roses ;
C'est l'inconvénient de ces sortes de choses,
Et Dieu n'est pas exempt d'exagération.
L'imiter, c'est tomber dans la perfection,
Grand danger ; tout va mieux sur un patron moins ample,
Et Dieu ne donne pas toujours le bon exemple.
A quoi sert d'être à pic ? Jésus passe le but
En n'examinant point l'offre de Belzébuth ;
Je ne dis pas qu'il dût accepter ; mais c'est bête
Que Dieu soit impoli quand le diable est honnête.
Il eût mieux valu dire : On verra, mon ami.
Le sage ne fait pas le fier. Une fourmi
Travaille plus avec sa routine ordinaire
Et son bon sens, qu'avec son vacarme un tonnerre.
L'homme est l'homme ; il n'est pas méchant, il n'est pas bon.
Blanc comme neige, point ; noir comme le charbon,
Non. Blanc et noir, mêlé, tigré, douteux, sceptique.
Tout homme médiocre est homme politique.
Cherchons, non la grandeur, mais la proportion.
Agir comme Aristide et comme Phocion,
Etre héroïque, épique et beau, mauvaise affaire.
Le sage au Parthénon en ruine préfère
La hutte confortable et chaude du castor.
Je fréquente Rothschild et fuis Adamastor.
Le titan d'aujourd'hui c'est le millionnaire.
L'homme d'Etat ne veut rien d'excessif ; vénère
Le vote universel, mais travaille au scrutin ;
Il supprime l'esclave et garde le pantin ;
Il conserve le fil tout en brisant la chaîne.
Les hommes sont petits, leur conscience est naine ;
L'homme d'Etat leur prend mesure avant d'oser ;
Il s'ôte une vertu qui peut les dépasser ;
Il les étonne, mais sans foudre et sans vertiges ;
A leur dimension il leur fait des prodiges.
Ami, le médiocre est un très bon endroit,
Ni beau, ni laid, ni haut, ni bas, ni chaud, ni froid ;
Moi, la raison, j'y fais mon lit, j'y mets ma table,
Et j'y vis, le sublime étant inhabitable.
Qui donc prend pour logis la cime du Mont-Blanc ?
Le sage est médiocre et souple, ou fait semblant.
Vois, tu t'es fait jeter des pierres à Bruxelles.
Les journaux à sonnette agitent leurs crécelles ;
La gazette des fonds secrets de l'empereur
Dit des choses sur toi qu'on lit avec horreur,
Que tu comptes les mots d'un télégramme, et même
Qu'on boit de mauvais vin chez toi, qu'on fait carême
A ta table, et que B. n'ira plus dîner là ;
Et caetera. Tu t'es attiré tout cela.
Monsieur Veuillot t'appelle avec esprit citrouille ;
A compter tes forfaits la mémoire s'embrouille :
Ivrognerie et vol, képi sans numéro,
Avarice. Tu vis sous clameur de haro.
C'est ta faute. Pourquoi n'es-tu pas raisonnable ?
Renonce à tenir tête au mal. Sois convenable.
Tenir tête au mal, certe, est bon ; mais être seul
Est mauvais. Tu n'es pas barbon, vieillard, aïeul,
Pour avancer alors que ton siècle recule ;
Combattre en cheveux blancs et seul, est ridicule ;
Un vaillant qui devient prudent grandit encor ;
Nestor jeune est Ajax, Ajax vieux est Nestor ;
Sois de ton âge ; enseigne aux peuples la sagesse.
La Vérité trop nue est une sauvagesse ;
Rudoyer le succès est l'acte d'un butor ;
Tout vainqueur a raison, tout ce qui brille est or ;
Aquilon est le dieu, Girouette est le culte.
Bonaparte est tombé, c'est pourquoi je l'insulte.
Est-ce ma faute, à moi, si le sort se dément ?
Je ne sors pas de là ; réussissez. Comment !
Aujourd'hui, l'on est tous, d'une façon oblique,
D'accord ; c'est à cela que sert la République ;
On sauve, en supprimant quiconque est ennemi,
A grands coups de canon, et de compte à demi,
L'ordre et la monarchie encor presque inédite ;
Tu refuses d'entrer dans cette commandite !
C'est absurde. On s'indigne, on a raison. D'ailleurs
Jeunes, vieux, grands, petits, les pires, les meilleurs,
Ont tous la même loi, se rendre à l'évidence.
Toujours un peu de droit dans le fait se condense ;
Le mal contient un peu de bien, qu'il faut chercher.
Si Torquemada règne, on se chauffe au bûcher.
La Politique est l'art de faire avec la fange,
Le fiel, l'abaissement qu'en modestie on change,
La bassesse des grands, l'insolence des nains,
Les fautes, les erreurs, les crimes, les venins,
Le oui, le non, le blanc, le noir, Genève et Rome,
Un breuvage que puisse avaler l'honnête homme.
Les principes n'ont pas grand'chose à faire là.
Ils rayonnent ; c'est bien ; Morus les contempla ;
Saluons-les ; tout astre a droit à ce péage ;
Et couvrons-les parfois de quelque bon nuage.
Ils sont là-haut, pourquoi s'en servir ici-bas ?
Laissons-les dans leur sphère ; et nous, pour nos débats
Où se dépense en vain tant de force avortée,
Prenons une clarté mieux à notre portée :
L'expédient. Turgot a tort ; vive Terray !
Je cherche le réel, toi tu cherches le vrai.
On vit par le réel, par le vrai l'on se brise ;
Le réel craint le vrai. Reconnais ta méprise.
Le devoir, c'est l'emploi des faits. Tu l'as mal lu.
Au lieu du relatif, tu choisis l'absolu.
Un homme qui, voulant y voir clair pour descendre
Dans la cave, ou fouiller dans quelque tas de cendre,
Ou pour trouver, la nuit, dans les bois, son chemin,
Enfoncerait au fond du ciel sombre sa main,
Et prendrait une étoile en guise de chandelle,
C'est toi.
LA VOIX HAUTE
N'écoute pas. Reste une âme fidèle.
Un coeur, pas plus qu'un ciel, ne peut être obscurci.
Je suis la conscience, une vierge ; et ceci
C'est la raison d'Etat, une fille publique.
Elle embrouille le vrai par le faux qu'elle explique.
Elle est la soeur bâtarde et louche du bon sens.
J'admets que la clarté basse ait des partisans ;
Qu'on la trouve excellente et qu'elle soit utile
Pour éviter un choc, parer un projectile,
Marcher à peu près droit dans les carrefours noirs,
Et pour s'orienter dans les petits devoirs ;
Les publicains en font leur lampe en leurs échoppes
Elle a pour elle, et c'est tout simple, les myopes,
Les habiles, les fins, les prudents, les discrets,
Ceux qui ne peuvent voir les choses que de près,
Ceux qui d'une araignée examinent les toiles ;
Mais il faut bien quelqu'un qui soit pour les étoiles !
Il faut quelqu'un qui soit pour la fraternité,
La clémence, l'honneur, le droit, la liberté,
Et pour la vérité, resplendissement sombre !
Les constellations sont sublimes dans l'ombre,
Elles reluisent, fleurs de l'éternel été ;
Mais elles ont besoin, dans leur sérénité,
Que l'univers guidé leur rende témoignage,
Et que, renouvelé sur terre d'âge en âge,
Un homme, rassurant ses frères condamnés,
Crie à travers la nuit : Astres, vous rayonnez !
Car rien ne serait plus effrayant que le crime,
La vertu, le rayon, l'ombre, égaux dans l'abîme ;
Rien n'accuserait Dieu plus que de la clarté
Perdue, éparse au fond des cieux sans volonté ;
Et rien ne prouverait là-haut plus de démence
Que l'inutilité de la lumière immense.
C'est pourquoi la justice est bonne, et l'astre est bon.
Dans vingt pays affreux, Soudan, Darfour, Gabon,
L'homme fut pris, lié, traîné, vendu de force,
Jusqu'au lever d'un astre appelé Wilberforce.
Etre juste, au hasard, dût-on être martyr,
Et laisser hors de soi la justice sortir,
C'est le rayonnement véritable de l'homme.
En quelque lieu qu'un acte inique se consomme,
Quel que soit le moment où le mal se construit,
Il faut qu'une voix parle, il faut que dans la nuit
On voie une lueur tout à coup apparaître.
Au ciel ce dieu, le Vrai, sur la terre ce prêtre,
Le Juste. Ce sont là les deux besoins. Il faut
Contredire le vent et résister au flot.
L'équité monte et plane et n'a pas d'autre règle.
Qui donc prend pour logis le haut du mont Blanc ? l'aigle.