Chant de route du Juif Errant

 
Satrapes au front pâle,
Rois des fières cités,
Dont la verge papale
Bat les peuples matés,
Serfs de la glèbe immonde
Dont le front pleure ou rit,
Place ! place au Maudit
Sur la route du monde !

Les cèdres des Libans et les rois des humains
Se courbent en tremblant sous mon pied invincible ;
J’ai bravé tous les cieux, foulé tous les chemins,
Mon orteil n’a pas vu de mont inaccessible.

Les rumeurs des cités et la houle des mers
Dans leurs lits orageux pleurent lorsque je passe,
Un sanglot convulsif tord les gouffres amers,
Et l’ouragan dompté s’aplatit dans l’espace.

Quand la mort veut briser le granit de mes jours,
Elle ébrèche sa faux à mes reins immobiles ;
Vagabond éternel, je chemine toujours,
En chassant devant moi les empires débiles ;

Mon pied heurte en passant des générations
Les cadavres épars dans les sables des âges ;
Les tigres affamés des révolutions
Pantelants sous mon œil lèchent mes mains sauvages.

J’ai compté les soleils qui pavent l’infini,
Les atomes de sable où la mer se dérobe ;
J’ai fait dix-huit cents fois le tour de ce vieux globe,
Nul gouffre n’a voulu de mon front de banni.

Satrapes au front pâle,
Rois des fières cités,
Dont la verge papale
Bat les peuples matés,
Serfs de la glèbe immonde
Dont le front pleure ou rit,
Place ! place au Maudit
Sur la route du monde !

Nul ne sait d’où je viens, nul ne sait où je vais,
Je ne me souviens plus du nom qu’avait ma mère-,.
Ni des rêves fleuris qu’autrefois je rêvais,
Ni des flots qu’a battus mon enfance éphémère.

Je n’aime ni ne hais. Je marche toujours seul.
Mon éternel ennui fait ma seule famille.
Mon regard morne et froid glace comme un linceul
Les rires doux et frais éclos sous la charmille.

Quand je passe le soir aux marges des forêts,
les baisers des amants se fanent sur leurs lèvres ;
Leur étreinte se meurt en des frissons secrets,
Et l’effroi sur leur joue épand sa morne fièvre.

La flamme de la joie et des rires humains
N’a jamais coloré mon grand visage pâle,
Mon existence n’a ni soirs ni lendemains,
Elle suit une route éternelle et fatale.

Parfois un regret morne aime à me torturer ;
Son cri vague et lointain au souvenir ressemble ;
Alors dans ces moments quelquefois il me semble
Que je serais heureux si je pouvais pleurer.

Satrapes au front pâle,
Rois des fières cités
Dont la verge papale
Bat les peuples matés,
Serfs de la glèbe immonde
Dont le front pleure ou rit,
Place ! place au Maudit
Sur la route du monde !

Oh ! la fatigue lourde écrase mes vieux reins,
La lassitude abat mes ennuis solitaires, —
J’ai sondé tour à tour les abîmes marins,
Les torrents des vieux monts, les laves des cratères,

J’ai présenté mon front aux bises des glaciers,
Aux simouns des déserts, aux foudres des tourmentes,
J’ai versé dans mes os les philtres des sorciers,
Ma poitrine a plongé sous les mers écumantes ;

Mais le vent comme un souffle a caressé mes yeux,
Le simoun s’est enfui loin de mes pas avides,
La foudre à mon approche a remonté les cieux,
La mer m’a rejeté de ses abîmes vides.

Le repos, le repos ! la tombe ou le sommeil !
Mais le repos paisible à l’ombre des feuillages,
Loin des plaines sans fin où pèse le soleil,
Près de la source ombreuse où causent les villages.

— Mais le ciel s’est ouvert et le Maître a parlé ;
Il faut marcher toujours sur ma route éternelle,
Il n’est pas d’avenir ouvert à ma prunelle,
Le passe ne luit pas sur mon front désolé.

Satrapes au front pâle,
Rois des fières cités
Dont la verge papale
Bat les peuples matés,
Serfs de la glèbe immonde
Dont le front pleure ou rit,
Place ! place au Maudit
Sur la route du monde !

Mais un jour, jour suprême ! un immense ouragan
Broîra comme un épi la terre vermoulue,
Le monde finira d’un bond extravagant
Dans le chaos sans fond sa route révolue.

L’infini s’abattra sur les cieux fracassés,
Le soleil s’éteindra comme un flambeau sans huile,
Les peuples et les rois l’un sur l’autre entassés,
Dormiront pour toujours leur sommeil immobile.

Le chaos éternel comme un monde de plomb
Pèsera sur les os du cadavre des mondes ;
Et l’univers perdant l’axe de son aplomb
Croulera dans l’abîme où s’égarent les sondes.

Et moi calme et debout an milieu des débris
Que voileront déjà les dernières bruines,
J’applaudirai des mains aux soleils assombris,
Et les morts m’entendront rire dans les ruines,

Jusqu’à ce que le Maître à mes pas indomptés
Ouvre au fond de l’espace un nouveau monde en germe,
Où je continûrai mon voyage sans terme,
— Car je suis éternel comme l’humanité.

Satrapes au front pâle,
Rois des fières cités,
Dont la verge papale
Bat les peuples matés,
Serfs de la glèbe immonde
Dont le front pleure ou rit,
Place ! place au Maudit
Sur la route du monde !

Collection: 
1850

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