César passe le Rubicon

 
Jarn gelidas cursu Ccesar superaverat Alpes, etc.
(LUCAIN, Phars., lib. 1.)

Déjà, des monts Alpins, qu’il avait su franchir,
César voyait au loin les vieux sommets blanchir ;
Des bords du Rubicon menaçant l’Italie,
De la guerre à venir son âme était remplie.
Une nuit, à ses yeux apparaît, toute en pleurs,
La tremblante Patrie, exhalant ses douleurs ;
Ses cheveux sont épars ; triste, le regard sombre,
D’une pâle lueur elle brille dans l’ombre,
Et les bras nus, levant son front chargé de tours :
« Arrêtez ! contre qui tournez-vous mes secours ?
Où courez-vous ? restez sur ces bords déplorables.
Jusqu’ici citoyens ! un pas vous rend coupables »
Elle s’enfuit : César a frissonné d’horreur ;
Sur la rive longtemps l’enchaîne sa terreur.
« O toi, dit-il enfin, qui vois Rome et la terre
De ce roc Tarpéien où gronde ton tonnerre ;
Vous, dieux puissants d’Iüle ; et toi, grand Quirinus ;
Jupiter, dont l’œil veille aux murs de Latinus ;
Feux sacrés de Vesta ; toi, devant qui tout tremble,
Toi, qui peux plus sur moi que tous les dieux ensemble,
Rome, écoute ma voix : César victorieux
Ne veut point t’accabler sous ton bras furieux.
O Rome ! heureux vainqueur de la terre et de l’onde,
Ton esclave ne veut que t’asservir le monde.
Parle, et César encor peut être ton soutien ;
C’est ton ennemi seul qui me rendra le tien. »
Il dit, et sans tarder, fendant les flots rapides,
Il plante à l’autre bord ses aigles intrépides.
Ainsi, quand un lion, dans ses déserts brûlants,
Voit de loin l’ennemi s’avancer à pas lents ;
Par de longs coups de queue excitant son courage,
Il s’arrête incertain, et rassemble sa rage.
Sa vaste gueule exhale un sourd rugissement,
Sa crinière à grands flots couvre son corps fumant,
Il la dresse, il bondit, et si le dard d’un Maure,
Dans son flanc enfoncé, de son sang se colore,
Blessé, mais fier encor, vainqueur en succombant,
Il fond sur le chasseur et l’écrase en tombant.
Le Rubicon pourpré, sortant d’une humble source,
Roule en de beaux vallons qu’il arrose en sa course ;
Ses eaux, marquant les bords asservis à nos lois,
Quand l’été les tarit, bornent les champs Gaulois.
Alors, des noirs torrents de leurs neiges fangeuses
Les Alpes grossissaient ses vagues orageuses ;
Chaque escadron, brisant leur cours impétueux,
Oppose un front oblique aux flots tumultueux,
Et l’armée, avançant dans l’onde ralentie,
Guide au sein du courant sa marche appesantie.
César, touchant ces bords qu’il n’eût point dû revoir :
« Loin, dit-il, vains traités ! vaines lois du devoir !
Fortune, je te suis ; la victoire est mon titre.
J’ai trop cru les destins, que Mars soit mon arbitre. »
Soudain, tel qu’un caillou, par la fronde chassé,
Tel qu’un trait que le Parthe en fuyant a lancé,
Il vole : encourageant ses bataillons qu’il guide,
Il hâte dans la nuit son armée intrépide,
Et, vers l’heure où Phébé voit pâlir son croissant,
Il entre à Riminum en vainqueur menaçant.

V. D’AUVERNEY.

[Le Conservateur littéraire, 15 avril 1820.]

Collection: 
1822

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