I
Je n’aimerai jamais, je n’ai jamais aimé ;
Aux lâches passions mon cœur reste fermé.
Mon front est libre et fier ; aucun joug ne le blesse,
Je ne veux rien avoir de l’humaine faiblesse,
Et l’amour est un bât dont le sanglon de fer
S’imprime pour toujours au front qui l’a souffert,
Et je méprise trop toute l’humaine espèce
Pour me joindre au troupeau que la femme dépèce.
II
Mon bras dans aucun champ n’a tracé de sillons,
La soie ou l’or jamais n’ont sali mes haillons ;
Ne croyant plus à rien, nulle loi ne me gêne,
Au travers des humains, grand comme Diogène,
Je passe, libre et fier, en me moquant de tout.
Drapé dans mes haillons, j’ai promené partout
Ma misère sans tache et mon orgueil inculte,
Sans avoir jamais fait rien de bas ni d’occulte.
III
Dieu m’a volé ma mère au sortir du berceau,
En brisant de mes jours lé plus large morceau,
Et jusqu’à quatorze ans ces mots de la tendresse,
Si doux au jeune cœur auquel on les adresse,
N’ont jamais répandu sur mon cœur qui pleurait,
Leur ivresse divine où ma bouche aspirait.
Mon enfance a grandi sur elle repliée,
Et les soufflets ont clos ma bouche humiliée.
IV
A quatorze ans j’ai fui le seuil où j’étais né,
J’ai cherché dans l’exil un sort plus fortuné,
Pauvre et fier vagabond, j’ai traîné ma sandale
Jusqu’aux pays brumeux où dort le Kamtchadale,
Au travers des forêts, sous l’orage ou le vent,
Dans les ravins des monts où j’ai dormi souvent,
Dans les bourgs ignorants, dans les cités fangeuses,.
J’ai porté, toujours seul, mes douleurs voyageuses.
V
J’ai marché, tour à tour, à travers les palais
Où croupit sons les pieds la fange des valets,
Au travers des cités où la bête de somme
Vit loin des chariots où l’on attèle l’homme ;
Les âpres vents du nord et les feux du midi
Ont bronzé ma poitrine où l’orage bondit.
Et j’ai vu, sur mon front durci par les voyages,
Le vent de bien des cieux promener les orages.
VI
L’eau de l’indifférence a, sous ses flots glacés,
Pétrifié mon cœur et mes esprits lassés,
Je suis mort ; rien ne bat sous ma mamelle gauche ;
Je suis trop orgueilleux pour que dans la débauche
Ou dans l’amour jamais je laisse ma vigueur
S’énerver et moisir de stupide langueur,
Je veux rester plus grand que tous ces nains difformes,
Et n’avoir rien d’humain que les traits et les formes.
VII
Quand je vais, pâle et fier, au travers des salons,
Bien des femmes souvent, aux yeux ardents et longs,
Ont jeté sur mon front que le dégoût harcelle,
De leurs yeux veloutés la brûlante étincelle.
Non pas que je sois beau. — Mais dans mes yeux distraie
Sous mes longs cheveux noirs j’ai gardé quelques traits
De l’âpreté des monts, où sur mes lèvres rudes,
J’ai bu, près des torrents, le vent des solitudes.
VIII
Bien des femmes auraient sur mon front basané
Pressé de leur amour le fruit empoisonné ;
Mais je veux rester grand et l’amour rapetisse ;
Sans que jamais la femme à mes côtés bâtisse
L’édifice fangeux de son amour menteur,
N’ayant pour seul ami que mon luth de chanteur,
Sous tous les cieux connus qui joignent les deux pôles,
J’irai, fier, calme et seul, en haussant les épaules.
Malgré cela pourtant, dans mon cœur épuisé,
Autel nud et désert que le doute a brisé,
S’élève, indélébile, une foi solitaire.
Elle reste debout dans sa grandeur austère,
Comme ces vieux débris de temples écroulés,
Ces portiques assis sur des bords désolés,
Dont les vents des déserts et les vagues débiles
Battent sans les courber les granits immobiles ;
Restes d’un cuite mort et qui montrent le lieu
Où jadis tout un peuple adorait le vrai Dieu.
Ce débris éternel de mon âme en ruines
Que ne verdissent pas le vent et les bruines,
Ce socle d’airain, c’est la foi dans l’avenir.
Comme deux fiancés que l’amour vient d’unir,
La souffrance et mon cœur ont marché dans la vie,
L’idéal a rongé ma lèvre inassouvie,
La misère a tordu ma robuste vigueur,
Mais ne l’a pas brisée et j’ai du sang au cœur.
Non, je ne suis pas mort ! Comme un débile arbuste,
Je ne veux pas plier mon épaule robuste
Sous le vent passager du découragement !
Si j’ai senti faiblir ma croyance un moment,
C’est une eau salutaire où mon âme irascible
S’est trempée en passant ; elle en sort invincible !
La nature frissonne aux baisers du soleil,
Le chant du jour renaît à l’horizon vermeil,
Les enfants prosternés dans les temples paisibles
Me réchauffent le cœur de leurs chants invisibles ;
Les forêts et les mers versent sur les cités
Le cantique sans fin de leurs flots agités ;
Tout chante, tout renaît ; de suaves haleines
Pleines de doux parfums palpitent dans les plaines,
Et l’humanité semble au milieu du ciel bleu
Poser un long baiser sur le grand front de Dieu.
Oh ! mon âme a brisé son trop long crépuscule,
Le vin de la jeunesse en mes veines circule,
Je n’ai que vingt-un ans, je veux croire à l’amour,
Comme Goethe, je dis : Du jour ! encor du jour !
Je veux fouler aux pieds mon cynisme factice ;
Oh ! non, il n’est pas vrai que l’amour rapetisse ;
La femme trompe et meurt, mais l’amour est divin,
Et nul être ici-bas ne l’a maudit en vain.
C’est la fête de Pâque où l’âme renaissante
Sort comme Jésus-Christ de la tombe impuissante,
Et monte vers les cieux dans un suave émoi.
Oh ! mon cœur reverdit sous l’espoir et la foi.
Je vis, j’aime et je crois ! ô ma harpe fidèle !
Allons au temple saint qu’embaume l’asphodèle,
Et chantons à genoux, dans l’exaltation,
L’hymne rassérénant de la rédemption !
Si le blasphème amer a passé sur ma lèvre,
Pardonnez-moi, mon Dieu ! j’écrivais dans la fièvre.
C’est que j’ai tant souffert ! je ne suis qu’un enfant ;
L’épreuve était trop forte et mon cœur étouffant
Sous le pied des douleurs, n’a pas eu la puissance
De monter au Calvaire avec reconnaissance.
Pardonnez-moi, mon Dieu, j’ai vaincu mon orgueil ;
Quand mon cœur faiblira sous le doute et le deuil,
Je m’agenouillerai comme aux jours du jeune âge,
Et vous me verserez la force et le courage !