À mes deux mères

 
I

Avant de terminer, mère, un dernier volume,
Je suis venu, d’un pas ému, te l’apporter.
Mère, au bord de ta fosse, où l’oiseau vient chanter,
Sens-tu mon pied fouler le sol que mai parfume ?…

Mère, dans ton cercueil, reconnais-tu ma voix ?…
Avant d’ouvrir mon livre au grand souffle des cimes,
Je suis venu t’offrir l’hommage de ces rimes,
Certain que tu m’entends, certain que tu me vois.

Mère, écarte un moment le suaire qui cache
Ton front dont les rayons éclairaient mon chemin,
Ouvre tes yeux et prends ces feuillets dans ta main :
La pudeur et la foi n’y verront pas de tache.

Lis ces vers ou mon âme a versé tout son feu,
Et sur qui sans danger s’abaisse l’œil des vierges.
Quelques-uns sont éclos à la lueur des cierges,
Presque tous sous l’éclat du grand firmament bleu.

J’ai fait dans la retraite un livre austère et chaste ;
J’ai chanté pour le Christ et pour la vérité.
J’ai mis dans mes accents toute la probité
Qu’épancha dans le mien ton cœur enthousiaste.
 
J’ai chanté pour l’art saint et pour les saints autels,
Malgré la surdité coupable de l’époque.
J’ai chanté le passé que notre histoire évoque,
J’ai chanté des aïeux les labeurs immortels.

J’ai vanté les splendeurs de la rive natale,
Que ton âme d’artiste aimait avec fierté ;
J’ai dit de ses forêts la sombre majesté,
Et de ses ciels d’hiver la froideur idéale.

J’ai loué les vaincus non moins que les vainqueurs ;
J’ai fait parfois pleurer, bien rarement sourire ;
Pour aider les souffrants, souvent avec ma lyre
Je suis allé frapper à la porte des cœurs.

Dans mon livre j’ai mis ce qui pouvait te plaire ;
Baise-le maintenant ! Oui, daigne le bénir,
Pour qu’il vive à jamais, et dise à l’avenir
Que ton fils t’adorait, ô ma mère ! ô ma mère !

II

Et toi, mère patrie, entends-tu mes accents
A travers l’Océan que le printemps caresse ?…
J’irai bientôt fouler ta rive enchanteresse,
Boire aux flots de ton art aux jets éblouissants.

 
France que je chéris, dont le nom seul m’enivre,
M’entends-tu te parler, malgré l’éloignement ?…
Sans cesse fasciné par ton rayonnement,
Je franchirai la mer pour te porter mon livre.

J’ai voulu dans mes chants célébrer ta fierté,
Exalter les combats qui t’ont faite immortelle,
Les saints devoirs remplis par ta force ou ton zèle
À la gloire du Christ et de l’humanité.

Je n’ai pas le luth d’or de tes bardes, ô France,
Je n’ai pas leur parler si sonore et si doux ;
Je suis un peu sauvage, et te prie à genoux
De jeter sur mon livre un regard d’indulgence.

J’ai chanté comme chante, à l’ombre du saint lieu,
Le lévite naïf à la voix indécise,
Comme chante le flot, comme chante la brise,
Comme chante l’oiseau des bois tourné vers Dieu.

L’or de ma poésie est encor dans la gangue ;
Je n’ai pu ciseler le métal vierge et pur.
Je ne réclame aussi, moi, le poète obscur,
Que le mérite seul d’avoir appris ta langue.

Mais, en t’ouvrant bientôt mon livre, je saurai
Te bien prouver qu’aux champs lointains du nouveau monde
Ta race a conservé ta sève si féconde,
Et ton souvenir reste un souvenir sacré ;
 
Que, malgré la conquête et malgré l’arbitraire,
Nous n’avons, Canadiens, désespéré jamais,
Qu’aux bords du Saint-Laurent, sous l’étendard anglais,
Tes fils t’aiment toujours, ô ma mère ! ô ma mère !

Collection: 
1904

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