Comme l’aigle, planant sur les plus fiers sommets,
Fixe l’astre brûlant, et ne répond jamais
Aux cris du paon rempli de stupide insolence,
Le poète inspiré, dominant tous les fronts,
Dans son vol glorieux, dédaigne les affronts
Que lui jette parfois une sotte opulence.
Il dédaigne le faste outrageant du vantard,
Qui, rendu tout-puissant par l’aveugle hasard,
Effeuille à pleines mains l’arbre de sa fortune ;
Mais, du pur idéal gardant le pur trésor,
Il sent contre le riche à genoux devant l’or
Tressaillir dans son âme une sainte rancune.
Avec l’ardeur du feu sacré dont son vers luit,
Il haïra toujours le frère de celui
Qui jadis resta sourd aux plaintes de Lazare,
Et, du culte des gains dévoilant les hideurs,
Comme le Christ chassait du Temple les vendeurs,
Il voudrait châtier à coups de fouet l’avare.
Mais de même qu’en lui frémit un saint courroux
Contre ceux que l’argent fait tomber à genoux,
Contre tous ceux qu’on voit ramper au pied des trônes,
De même il se sent naître un vaste amour au cœur
Pour le riche qui laisse, humble triomphateur,
Sur les vaincus du sort, couler des flots d’aumônes.
Au-dessus du savant, au-dessus du guerrier,
Au-dessus de l’artiste, au-dessus du laurier
Qui couronne le front où le génie éclate,
Le poète aperçoit ce généreux esprit,
Qui, dans un pauvre aimant un autre Jésus-Christ,
Verse à ses pieds son or ainsi qu’un aromate.
Hélas ! celui qui fait couler son or à flots
Pour apaiser la faim, supprimer les sanglots,
Est un heureux bien rare à l’époque où nous sommes :
Une fatale angoisse étreint tous les cerveaux,
Et l’aveuglant soleil des grands progrès nouveaux
Semble pétrifier le cœur de tous les hommes.
Presque toujours le riche est un triste insensé ;
Il ne plonge jamais son œil dans le passé,
De l’avenir jamais il ne lève les voiles ;
Rien de grand, rien de beau ne l’enflamme, et pour lui
Les fleurs de la pensée exhalent de l’ennui,
Les champs sont sans parfums et les cieux sans étoiles.
Où l’on croit écouter, en foulant les prés verts,
La respiration de l’immense univers,
Lui n’entend que le cri du grillon dans les herbes ;
Où l’on voit ondoyer une mer d’épis blonds,
Lui calcule en secret, courbé sur les sillons,
Combien ses grands blés mûrs devront donner de gerbes.
Et jamais il ne va rêver au bord des eaux,
Ouïr le frais concert de l’oncle et des roseaux,
Humer des goémons la senteur âcre et douce ;
Rarement on le voit cueillir des fleurs au champ,
Jamais on ne le voit attendri par un chant
Qui sort d’une fenêtre ou bien d’un nid de mousse.
Et, sourd à l’harmonie ainsi qu’à la pitié,
Insensible aux appels de la sainte amitié,
Ne sachant même pas que plus d’un sot l’envie,
De ses rêves défunts semblant porter le deuil,
Sans loisirs, sans gaîté, sans honneur, sans orgueil,
Comme un loup dans sa cage il tourne dans la vie.
Et tandis que ce fou marche comme ployé
Sous le poids du mépris, taciturne, ennuyé,
Croyant lire partout quelques sombres présages,
Le riche qui voit Christ dans un pauvre souffrant
Et lui verse son or comme un baume odorant
À la félicité dont jouissent les sages.
Oui, le riche qui songe au sort de l’indigent,
Et qui, pour l’adoucir, prodigue son argent,
Est un heureux aussi vénérable que rare,
Et son nom, d’un reflet sublime environné,
Devrait, sur nos frontons pour toujours buriné,
Avoir l’éternité du bronze et du carrare.
Oui, la gloire sourit à ce consolateur ;
Mais des puissants à qui l’or donne le bonheur
Et que la charité de sa flamme enveloppe,
Pas un seul n’a jamais plus que toi mérité
De ceindre le bandeau de l’immortalité,
Ô modeste penseur ! ô noble philanthrope !
En partageant avec les humbles tes trésors,
Tu fais pour ton pays ainsi que pour nos bords
Ce que nul n’a tenté dans notre âge servile,
Car tu viens enseigner aux favoris du sort
Qu’ils ne peuvent garder leurs biens jusqu’à la mort,
Prêcher au nouveau siècle un nouvel évangile.
Car tes dons sans rivaux, distribués partout,
Calmeront, j’en suis sûr, le sourd ferment qui bout
Dans les masses du peuple impatient qui souffre,
Uniront d’un lien aussi fort que loyal
Le modeste travail et le fier capital
Depuis de si longs jours séparés par un gouffre.
Aspirant au repos, tu n’attaches ton cœur
Qu’aux choses où l’idée a mis son sceau vainqueur,
Qu’aux choses qui devront éternellement vivre ;
Et, pour faire chérir, comme tu les chéris,
Des immortels auteurs les immortels écrits,
Sur les deux continents tu prodigues le livre.
Le livre ! c’est l’ami qui ne trahit jamais,
C’est le guide qui fait gravir tous les sommets,
Le conseiller muet dont la sagesse étonne ;
C’est un baume du cœur, c’est le pain de l’esprit,
Le seul vin du reclus, le seul bien du proscrit,
Le flambeau sans lequel l’homme hésite et tâtonne.
C’est l’apôtre enseignant la jeune humanité,
Le champion du droit et de la liberté,
La torche radieuse éclairant chaque rive,
Le fil que le marcheur tient dans sa main la nuit,
Un des rayons divins qui dissipent l’ennui ;
Dans le désert des jours c’est la source d’eau vive.
C’est le chêne feuillu, le bel arbre vermeil,
Où, pour se reposer des ardeurs du soleil,
Chacun s’en vient s’asseoir, jeune ou vieux, mère ou vierge ;
C’est le levier puissant qui doit tout soulever,
C’est le mât sur lequel peut encor se sauver
Le naufragé du sort que le doute submerge.
D’un royaume idéal le livre te fait roi,
Et les cœurs aujourd’hui tressaillent tous pour toi,
Et l’astre de ta gloire incessamment s’élève,
Mêlant ses rayons d’or aux constellations
Qu’allument, dans leur ciel, les grandes nations,
Avec les mille éclairs de la plume et du glaive.
Les penseurs étonnés, les bardes éblouis
Proclameront toujours tes bienfaits inouïs,
Et nous te garderons une reconnaissance
Que nul effort du temps ne pourra délier,
Large comme ton cœur, forte comme l’acier
Qui créa ta richesse et ta toute-puissance.