À Eugénie Tessier

 
Tu ne te souviens pas d’avoir vu le soleil
Qui dore l’horizon, le flot, l’arbre, la pierre,
Car le destin ferma pour toujours ta paupière,
Sitôt qu’elle eut souri dans ton berceau vermeil.

Or, quand s’évanouit l’éclair de ta prunelle,
Le génie en ton âme alluma son flambeau ;
Et l’œil de ta pensée a vu l’astre du Beau,
Ton esprit, pour l’atteindre, a déployé son aile.

Et ce que l’onde dit d’enivrant au roseau,
Ce que le hautbois a de divin dans sa note,
Ce que le vent de mai sous les lilas chuchote,
Oui, tout cela frémit dans ton gosier d’oiseau.

Comme le rossignol dont la chanson se mêle
Aux sonores frissons des feuilles dans la nuit,
Tu gazouillas d’abord pour tromper ton ennui,
Et ton refrain rendit jalouse Philomèle.

Et bientôt le passant, tout ravi, s’arrêta
Pour savoir qui chantait dans cette ombre sereine…
Lorsque tu fis, un soir, ton début sur la scène,
Une acclamation délirante éclata.
 
Dès ce moment ta main a fait tomber le voile
Qui te cachait aux yeux des chercheurs d’idéal…
Déjà tu fais l’orgueil de ton pays natal,
Et ton nom désormais luira comme une étoile.

Mais, malgré tes succès, quand ton trille argentin
Fait tressaillir les cœurs d’une ivresse divine,
Parfois un sanglot semble étreindre ta poitrine,
Une larme jaillit de ton grand œil éteint.

Tu pleures, le front plein d’une sublime fièvre,
L’esprit dans les rayons éblouissants de l’art,
De ne pouvoir, hélas ! caresser du regard
Les milliers d’auditeurs suspendus à ta lèvre.

Et tu songes toujours que c’est payer bien cher
Les applaudissements de la foule éperdue
Que de venir chanter à tâtons et perdue
Sous les feux de la rampe aussi vifs que l’éclair.

Tu préfères le calme aux longs cris d’allégresse,
Tu préfères l’encens des prés verts et des bois
Aux bravos éclatants que soulève ta voix
Au prix de tant d’ennui, de deuil et de tristesse.

Ton cœur saigne souvent en palpitant d’émoi…
Mais console-toi donc, en songeant, Eugénie,
Que l’on a de tout temps vu souffrir le génie,
Et que Milton était aveugle comme toi.
 
Oui, chante plus gaîment au-dessus de nos fanges.
Et quand tu te tairas, oiseau mélodieux,
Aux rayons éternels tu rouvriras tes yeux,
Tu mêleras ta voix à l’hosanna des anges.

Collection: 
1904

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