Dans la forêt et sur la cage
Nous étions trente voyageurs.
Crémazie.
Row, Brothers, row, the stream runs fast,
The Rapids are near, and the day light’s past.
Moore.
Dans le lointain des eaux calmes et solennelles
Où la nuit de mai va bientôt ouvrir ses ailes,
Sur le miroir du lac par le couchant rougi,
Un point vague et confus tout à coup a surgi.
On dirait qu’il se meut, on dirait qu’il avance.
En oscillant il suit le fil de l’onde immense.
Il grandit, et parfois lance comme un éclair ;
Il grandit, et nous semble un vaste oiseau de mer
Effleurant de son vol la lame cristalline ;
Il grandit, il grandit toujours, et se dessine.
Est-ce un énorme amas d’algues et de roseaux
Qui s’approche de nous entraîné par les eaux ?
Est-ce un îlot flottant ? Est-ce une nouvelle arche ?
Non, c’est d’une forêt un large pan qui marche,
C’est un radeau géant que de lourds avirons,
En cadence tirés par d’âpres bûcherons,
Gouvernent au milieu du grand lac qui sommeille.
Aucun bruit sous le ciel ne frappe notre oreille,
Hors le sourd grondement du rapide en aval
Vers lequel est guidé le radeau colossal,
Hors le gazouillement suave de la brise…
Et la « cage » à présent nettement se précise.
Un brasier étincelle et pétille au milieu,
Et trente « voyageurs », groupés autour du feu,
Entre eux parlent tout bas du retour aux villages.
Ils ont passé cinq mois sur des rives sauvages,
Ils ont durant cinq mois, sous des bois giboyeux,
Abattu par milliers chênes et pins neigeux,
Et plus d’un maintenant sent frémir tout son être,
En croyant déjà voir s’ouvrir une fenêtre
Où quelqu’un qui l’attend anxieux, incertain,
Se penche pour sonder du regard le lointain.
Et la « cage » sans fin suit l’onde qui l’entraîne ;
Et, debout sur un roc de la plage sereine,
Un farouche Iroquois, des éclairs dans les yeux,
Murmure en regardant passer sur les flots bleus
L’énorme train de bois gouverné par des rames.
Pour lui cette forêt, que balancent les lames,
Peut-être avait des siens abrité le tombeau,
Pour lui les bûcherons groupés sur le radeau
Sont autant d’ennemis, qui, rasant pins et chênes,
Chassant tout le gibier des sauvages domaines
Qu’habitaient ses aïeux libres et triomphants,
Contraignent à jeûner sa femme et ses enfants.
L’Indien maudit les blancs que l’industrie enfièvre,
Et parfois un sourire affreux crispe sa lèvre :
Il croit voir sous les flots du rapide prochain
S’engloutir à jamais tous les hommes du train,
Et savoure déjà l’horreur de ce naufrage.
Les « voyageurs » toujours parlent de leur village,
L’œil tourné vers les bords du grand lac azuré
Que la légende un jour de son aile a doré.
Ces hommes sont altiers par le cœur et la taille.
Ils aiment l’aventure autant que la bataille,
Et Montferrand, Cadot, Des Ormeaux et Cadieux
Par eux sont vénérés comme des demi-dieux.
Ils sont les descendants d’une race choisie
Qu’enivraient les combats, l’art et la poésie,
Ils sont les descendants des vieux coureurs des bois
Dont Aimard et Cooper ont redit les exploits,
Qui, partout de l’honneur portant le fier symbole,
Pour la France ont fondé plus d’une métropole ;
Et leurs pères ont fait un travail surhumain,
Le fusil à l’épaule et la hache à la main.
Ils aiment à chanter, et leur chanson naïve
Rythme le mouvement de la rame massive.
Ils chantent constamment, et leur inculte voix,
Qui nous semble joyeuse et dolente à la fois,
A la fraîcheur des eaux, des bois et des écores
Dont elle fait frémir les mille échos sonores.
Depuis quelques instants les hardis voyageurs
Ont cessé tout propos et restent tout songeurs :
Ils vont bientôt glisser dans un immense abîme.
Soudain de ces vaillants le groupe altier s’anime,
Et, sur un simple mot du chef, les bûcherons
Ensemble ont empoigné les pesants avirons,
Sur qui le brasier jette encore un reflet pâle,
Puis, découvrant leur front tout bronzé par le hâle,
Dont savent se moquer ces rudes gaillards-là,
Ils entonnent en chœur l’Ave Maris Stella…
Comme à regret, l’écho des bosquets de la berge
Redit le dernier mot du vieil hymne à la Vierge,
Et le bruit cadencé des rames dans les flots
Remplace le doux chant si cher aux matelots.
Plus vite à présent va le grand radeau solide,
Brusquement attiré par le prochain rapide.
Il décroît, il décroît ; , dans le courant lointain,
Où le dernier reflet du couchant s’est éteint,
Et sur lequel le soir verse déjà son ombre.
Il décroît, il décroît toujours dans la pénombre…
Il vient de s’engager dans le « saut » écumant,
Et sa masse à nos yeux disparaît par moment
Sous les blancs tourbillons des flots qui le submergent.
De partout, devant lui, de noirs rochers émergent.
Là tout est trahison, rage, tourment, horreur,
Et l’abîme rugit comme un fauve en fureur,
Les pins flottés, sur l’eau que la nuit enténèbre,
S’entrechoquent avec un bruit sourd et funèbre,
Et les arbres du bord, plein de sombres clameurs,
Défilent devant l’œil aveuglé des rameurs,
Comme un rideau d’éclairs qui sans fin se déroule.
Guetté par les brisants, poursuivi par la houle,
Gémissant sous l’effort vertigineux des flots,
D’où montent à la fois des rires, des sanglots,
Le radeau fuit toujours sur les eaux effrénées,
Se dressant au sommet des vagues déchaînées,
Où plongeant brusquement dans des remous sans fond.
Par instants avec l’ombre et l’écume il se fond,
Par instants on croirait que plus rien ne surnage.
La « cage » de douleur vibre dans l’engrenage
Qui l’entraîne sans fin vers le fleuve géant,
Et dans la fauve horreur de l’abîme béant
La vitesse des flots délirants s’accélère,
Et les fiers « voyageurs », en proie à la colère
De la vague qui hurle autour du lourd radeau
Et les couvre parfois d’une avalanche d’eau,
Debout, l’œil en éveil, comme cloués aux rames,
Le visage cinglé par le grand fouet des lames,
Guident, sans tressaillir, sur le gouffre qui bout,
A travers les écueils qui se dressent partout,
La flottante forêt qu’emporte le rapide…
Le long saut est franchi par le groupe intrépide,
Qui, tout joyeux, s’est pris à chanter aussitôt…
Et le vent nous apporte, en caressant le flot
Du grand lac qu’a doré l’aile de la légende,
Les sonores lambeaux d’une chanson normande.