Le Poëte

I

Qu'il passe en paix, au sein d'un monde qui l'ignore,
L'auguste infortuné que son âme dévore !
Respectez ses nobles malheurs ;
Fuyez, ô plaisirs vains, son existence austère ;
Sa palme qui grandit, jalouse et solitaire,
Ne peut croître parmi vos fleurs.

Il souffre assez de maux, sans y joindre vos joies !
Chaque pas qui l'enfonce en de sublimes voies,
Par une douleur est compté.
Il pleure sa jeunesse avant l'âge envolée,
Sa vie, humble roseau, qui se courbe accablée
Du poids de l'immortalité.

Il pleure, ô belle enfance, et ta grâce et tes charmes,
Et ton rire innocent et tes naïves larmes,
Ton bonheur doux et turbulent,
Et, loin des vastes cieux, l'aile que tu reposes,
Et, dans les jeux bruyants, ta couronne de roses
Que flétrirait son front brûlant !

Il accuse et son siècle, et ses chants, et sa lyre,
Et la coupe enivrante où, trompant son délire,
La gloire verse tant de fiel,
Et ses voeux, poursuivant des promesses funestes,
Et son coeur, et la Muse, et tous ces dons célestes,
Hélas ! qui ne sont pas le ciel !

II

Ah ! si du moins, couché sur le char de la vie,
L'hymne de son triomphe et les cris de l'envie
Passaient sans troubler son sommeil !
S'il pouvait dans l'oubli préparer sa mémoire !
Ou, voilé de rayons, se cacher dans sa gloire,
Comme un ange dans le soleil !

Mais sans cesse il faut suivre, en la commune arène,
Le flot qui le repousse et le flot qui l'entraîne !
Les hommes troublent son chemin !
Sa voix grave se perd dans leurs vaines paroles,
Et leur fol orgueil mêle à leurs jouets frivoles
Le sceptre qui pèse à sa main !

Pourquoi traîner ce roi si loin de ses royaumes ?
Qu'importe à ce géant un cortège d'atomes !
Fils du monde, c'est vous qu'il fuit.
Que fait à l'immortel votre éphémère empire ?
Sans les chants de sa voix, sans les sons de sa lyre,
N'avez-vous point assez de bruit ?

III

Laissez-le dans son ombre où descend la lumière.
Savez-vous qu'une Muse, épurant sa poussière,
Y charme en secret ses ennuis ?
Et que, laissant pour lui les éternelles fêtes,
La colombe du Christ et l'aigle des Prophètes
Souvent y visitent ses nuits ?

Sa veille redoutable, en ses visions saintes,
Voit les soleils naissants et les sphères éteintes
Passer en foule au fond du ciel ;
Et, suivant dans l'espace un choeur brûlant d'archanges,
Cherche, aux mondes lointains, quelles formes étranges
Y revêt l'Être universel.

Savez-vous que ses yeux ont des regards de flamme ?
Savez-vous que le voile, étendu sur son âme,
Ne se lève jamais en vain ?
De lumière dorée et de flammes rougie,
Son aile, en un instant, de l'infernale orgie
Peut monter au banquet divin.

Laissez donc loin de vous, ô mortels téméraires,
Celui que le Seigneur marqua, parmi ses frères,
De ce signe funeste et beau,
Et dont l'oeil entrevoit plus de mystères sombres
Que les morts effrayés n'en lisent, dans les ombres,
Sous la pierre de leur tombeau !

IV

Un jour vient dans sa vie, où la Muse elle-même,
D'un sacerdoce auguste armant son luth suprême,
L'envoie au monde ivre de sang,
Afin que, nous sauvant de notre propre audace,
Il apporte d'en haut à l'homme qui menace
La prière du Tout-Puissant.

Un formidable esprit descend dans sa pensée.
Il paraît ; et soudain, en éclairs élancée,
Sa parole luit comme un feu.
Les peuples prosternés en foule l'environnent ;
Sina mystérieux, les foudres le couronnent,
Et son front porte tout un Dieu !

Collection: 
1822

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