Le Parnasse contemporain/1869/Dix ballades joyeuses

Je veux chanter ma ballade à mon tour !
O Poésie, ô ma mère mourante,
Comme tes fils t’aimaient d’un grand amour,
Dans ce Paris, en Tan mil huit cent trente !
Pour eux les docks, l’autrichien, la rente.
Les mots de Bourse étaient du pur hébreu ;
Enfant divin, plus beau que Richelieu,
Musset chantait ; Hugo tenait la lyre.
Jeune, superbe, écouté comme un dieu.
Mais à présent, c’est bien fini de rire.

C’est chez Nodier que se tenait la cour.
Les deux Deschamps à la voix enivrante
Et de Vigny charmaient ce clair séjour.
Dorval en pleurs, tragique & déchirante,
Galvanisait la foule indifférente.
Les diamants foisonnaient au ciel bleu !
Passât la Gloire, avec son char de feu,
On y courait comme un juste au martyre,
Dût-on se voir écrasé sous l’essieu.
Mais à présent, c’est bien fini de rire.

Des joailliers connus dans Visapour
Et des seigneurs arrivés de Tarente
Pour Cidalise ou pour la Pompadour
Se provoquaient de façon conquérante,
La brise en fleur nous venait de Sorrente !
A ce jourd’huy les rimeurs, ventrebleu !
Savent le prix d’un lys & d’un cheveu ;
Ils comptent bien ; plus de sacré délire !
Tout est conquis par des fesse-Mathieu :
Mais à présent, c’est bien fini de rire.

En ce temps-là, moi-même, pour un peu,
Féru d’amour pour celle dont l’aveu
Fait ici-bas les Dante & les Shakspere,
J’aurais baisé son brodequin par jeu !
Mais à présent, c’est bien fini de rire.

Pour boire j’aime un compagnon,
J’aime une franche gaillardise,
J’aime un broc de vin bourguignon,
J’aime de l’or dans ma valise,
J’aime un verre fait à Venise,
J’aime parfois les violons ;
Et surtout, pour faire à ma guise,
J’aime les filles de Châlons.

Ce n’est pas au bord du Lignon
Qu’elles vont laver leur chemise.
Elles ont un épais chignon
Que tour à tour frise & défrise
L’aile du vent & de la brise :
De la nuque jusqu’aux talons,
Tout le reste est neige & cerise.
J’aime les filles de Châlons.

Même en revenant d’Avignon
On admire leur vaillantise.

Le sein riche & le pied mignon,
L’œil allumé de convoitise,
C’est dans le vin qu’on les baptise.
Vivent les cheveux drus & longs !
Pour avoir bonne marchandise,
J’aime les filles de Châlons !

Prince, un chevreau court au cytise !
Matin & soir, dans vos salons,
Vous raillez ma fainéantise :
J’aime les filles de Châlons.

La gloriole est une viande creuse.
Rire à des yeux emplis de diamants,
Baiser le front d’une vierge amoureuse,
Être ébloui par les bleus firmaments,

Fuir la douleur entre des bras charmants,
Boire un vin vieux bien vierge de teinture,
Aimer une humble & forte créature,
Dormir son soûl sur un bon matelas,
Sur les murs nus clouer de la peinture,
C est le moyen d’avoir joie & soulas.

Pleurer d’amour dans la nuit ténébreuse,
Voir un beau sein tout chargé d’ornements.
Cueillir la rose avec la tubéreuse,
Causer de rien, comme font les amants,
Tailler la pourpre en nobles vêtements,
Être ravi par l’humaine structure,
Sucer le lait de la mère Nature,
Quand l’or s’en va ne pas crier : Hélas !
Prendre en tout temps Rabelais pour lecture,
C’est le moyen d’avoir joie & soulas.

Mordre en vainqueur la pomme savoureuse,
Ouïr au loin le bruit des instruments,
Rêver aux jours où rayonnait Chevreuse,
Errer superbe au pays des romans,
Chérir le calme & ses enchantements,
Louer la grâce à la riche ceinture,
Tenir son cœur tout prêt à l’aventure,
Au mois d’avril fumer près des lilas,
Polir des vers pour la race future,
C’est le moyen d’avoir joie & soulas.

Prince, je fuis le monde & sa torture.
Je resterai (Dieu veille à ma pâture !)
Épris des vers, des lys, des falbalas ;
Tranchons le mot, de la littérature.
C’est le moyen d’avoir joie & soulas.

Chacun s’écrie avec un air de gloire :
A moi le sac, à moi le million !
Je veux jouir, je veux manger & boire,
Donnez-moi vite, & sans rébellion,
Ma part d’argent ; on me nomme lion.
Les dieux sont morts, & morte l’allégresse.
L’art défleurit, la muse en sa détresse
Fuit, les seins nus, sous un vent meurtrier,
Et cependant tu demandes, maîtresse,
Pourquoi je vis ? Pour l’amour du laurier.

O Piéride, ô fille de Mémoire,
Trouvons des vers dignes de Pollion !

Non, mou ami, vends ta prose à la foire.
Il s’agit bien de chanter Ilion !
Cours de ce pas chez le tabellion.
Les coteaux verts n’ont plus d’enchanteresse ;
On ne va plus suivre la Chasseresse
Sur l’herbe fraîche où court son lévrier.
Si, nous irons, ô lyre vengeresse.
Pourquoi je vis ? Pour l’amour du laurier.

Et Galatée à la gorge d’ivoire
Chaque matin dit à Pygmalion :
Oui, j’aimerai ta barbe rude & noire,
Mais que je morde à même un galion !
Il est venu, l’âge du talion :
As-tu de l’or ? voilà de la tendresse.
Et tout se vend, la divine caresse
Et la vertu ; rien ne sert de prier ;
Le lait qu’on suce est un lait de tigresse.
Pourquoi je vis ? Pour l’amour du laurier.

Siècle de fer, crève de sécheresse ;
Frappe & meurtris l’Ange à la blonde tresse.
Moi, je me sens le cœur d’un ouvrier
Pareil à ceux qui florissaient en Grèce.
Pourquoi je vis ? Pour l’amour du laurier.

Le beau baptême & la belle commère !
Quels jolis yeux ! disaient les assistants.
On rôtissait les bœufs entiers d’Homère
Et l’on ouvrait la porte à deux battants.
Bonne Alizon ! même après tant de temps,
Quand je la vois, mon âme en est tout aise.
Elle a des yeux d’enfer, couleur de braise,
Et le sein rose & des lys à foison ;
Elle est savante avec ses airs de niaise.
Le bon Dieu gard’ ma commère Alizon !

En ce temps-là, mordant l’écorce amère,
Dans mon pays de forêts & d’étangs,
J’étais encore un coureur de chimère.
Elle, on eût dit un matin de printemps !
Mais, à la fin, voici qu’elle a trente ans.
Ses grands cheveux sont blonds, ne vous déplaise !
Et longs & fins, & lourds, par parenthèse,
A n’y pas croire. Oh ! la riche toison !
A la tenir on sait ce qu’elle pèse.
Le bon Dieu gard’ ma commère Alizon !

Oh ! comme fuit cette enfance éphémère !
Mon Alizon, dont les cheveux flottants
Étaient si fous, regarde, en bonne mère,
Ses petits gars, forts comme des titans,
Courir pieds nus dans les prés éclatants.
Elle travaille assise sur sa chaise.
Ne croyez pas surtout qu’elle se taise
Plus qu’un oiseau dans la belle saison ;
Et sa chanson n’est pas la plus mauvaise.
Le bon Dieu gard’ ma commère Alizon !

Avec un rien, on la fâche, on l’apaise.
Les belles dents à croquer une fraise !
J’en étais fou pendant la fenaison.
Elle est mignonne & rit quand on la baise ;
Le bon Dieu gard’ ma commère Alizon.

Puisque Paris, fou de poudre de riz,
Veut qu’on se plâtre en manière de cygne,

Et qu’il a fait ses plaisirs favoris
De ces gothons qui se peignent un signe,
Je tourne bride & change ma consigne.
Loue avec nous, Amour, méchant garçon,
La gerbe d’or qui sera ta moisson ;
Viens, lorsqu’on suit les saintes jouvencelles
Qui vont tressant leurs voix à l’unisson,
Il sied de boire en l’honneur des pucelles.

Le parfumeur vend les Jeux & les Ris,
Et sous les yeux on se trace une ligne.
On badigeonne un front comme un lambris ;
C’est trop de luxe & je m’en sens indigne.
Qu’on me ramène à la feuille de vigne !
Oh ! quelle gloire, ignorer sa leçon !
Balbutier l’immortelle chanson !
Rien n’est cruel & divin comme celles
Que fait rougir un timide frisson :
Il sied de boire en l’honneur des pucelles.

Les vierges sont des cœurs & des esprits,
Et la candeur sereine les désigne.
Leurs francs appas sont comme un gai pourpris
Jonché de rose & de blancheur insigne :
Le lys les nomme & la neige les signe.
Leurs bras polis sont froids comme un glaçon
Et le Désir niche dans le buisson
De leurs cheveux, où brillent des parcelles

D’or, ouvragé d’une riche façon.
Il sied de boire en l’honneur des pucelles.

Il faut se rendre & leur payer rançon,
Lorsque Cypris, guidant son enfançon,
Dans leurs yeux noirs jette des étincelles.
Le vin bouillonne ; allons, verse, échanson,
Il sied de boire en l’honneur des pucelles.

Je le sais bien que Cythère est en deuil !
Que son jardin, souffleté par l’orage,
O mes amis, n’est plus qu’un sombre écueil
Agonisant sous le soleil sauvage.
La Solitude habite son rivage.
Qu’importe ! allons vers les pays fictifs !
Cherchons la plage où nos désirs oisifs
S’abreuveront dans le sacré mystère
Fait pour un chœur d’esprits contemplatifs :
Embarquons-nous pour la belle Cythère.

La grande mer sera notre cercueil ;
Nous servirons de proie au noir naufrage,
Le feu du ciel punira notre orgueil
Et l’aquilon nous garde son outrage.
Qu’importe ! allons vers le clair paysage !
Malgré la mer jalouse & les récifs,
Venez, partons comme des fugitifs,
Loin de ce monde au souffle délétère.
Nous dont les cœurs sont des ramiers plaintifs,
Embarquons-nous pour la belle Cythère.

Des serpents gris se traînent sur le seuil
Où souriait Cypris, la chère image
Aux tresses d’or, la vierge au doux accueil !
Mais les Amours sur le plus haut cordage
Nous chantent l’hymne adoré du voyage.
Héros cachés dans ces corps maladifs,
Fuyons, partons sur nos légers esquifs,
Vers le divin bocage où la panthère
Pleure d’amour sous les rosiers lascifs :
Embarquons-nous pour la belle Cythère.

Rassasions d’azur nos yeux pensifs !
Oiseaux chanteurs, dans la brise expansifs,
Ne souillons pas nos ailes sur la terre.
Volons, charmés, vers les dieux primitifs !
Embarquons-nous pour la belle Cythère.

Ami, partez sans moi ; l’Amour vous suit
Pour faire fête à votre belle hôtesse.
Vous dites donc qu’on aura cette nuit
Souper au vin du Rhin, grande liesse
Et cotillon, chez une poëtesse.
Que j’aime mieux dans les quartiers lointains,
Au grand soleil ouvert tous les matins,
Ce cabaret flamboyant de Montrouge
Où la servante a des yeux libertins !
Vive Margot avec sa jupe rouge !

On peut trouver là-bas, si l’on séduit
Quelque farouche & svelte enchanteresse,
Un doux baiser, pris & donné sans bruit,
Même, au besoin, un soupçon de caresse ;
Mais, voyez-vous, Margot est ma déesse.
J’ai tant chéri ses regards enfantins,
Et les boutons de rose si mutins
Qu’on voit fleurir dans son corset qui bouge !
Sa lèvre est folle & ses cheveux châtains :
Vive Margot avec sa jupe rouge !

J’ai quelquefois grimpé dans son réduit
Où le vieux mur a vu mainte prouesse.
Elle est si rose & si fraîche au déduit,
Quand rien ne gêne en leur rude allégresse
Son noble sang & sa verte jeunesse !
Le lys tremblant, la neige & les satins
Ne brillent pas plus que les blancs tétins
Et que les bras de cette belle gouge.
Pour égayer l’ivresse & les festins,
Vive Margot avec sa jupe rouge !

Prince, chacun nous suivrons nos destins.
Restez ce soir dans les salons hautains
De Cidalise, & je retourne au bouge,
Aux gobelets, aux rires argentins.
Vive Margot avec sa jupe rouge !

Ce sont trois sœurs, trois blondes, mais Lucy
Est un peu fauve, & Lise est un peu rousse.

Jeanne au beau front par le doute obscurci
Est la plus fière, & Lucy la plus douce.
Dans le jardin, sur un tapis de mousse,
Nous devisons comme des écoliers ;
Ce sont parfois des contes par milliers,
Puis je sertis de folles rimes, voire
Des madrigaux pour leurs petits souliers,
Et Marinette est là qui verse à boire.

Lucy me fait songer & Jeanne aussi ;
Et qu’un rayon de lumière éclabousse
Le front vermeil de Lise, me voici
Charmé : l’Amour, ayant vidé sa trousse,
Trouve à souhait des traits que rien n’émousse
Dans ses grands yeux pensifs & singuliers.
Lucy soupire & me dit : Vous parliez,
Parlez encor ; trouvez-nous quelque histoire.
Le soleil rit sur les blancs escaliers,
Et Marinette est là qui verse à boire.

Lise est ma joie & mon plus cher souci ;
Lucy m’attire & Jeanne me repousse ;
Mais je l’adore, & j’ai le cœur transi
Dès qu’elle pleure & qu’elle se courrouce
Pour un baiser sur l’ongle de son pouce.
Puis en jouant avec ses lourds colliers,
Je dis à Lise : Enfant, si vous vouliez !
Elle répond : Ami, songe à la gloire.

Lucy me cueille un fruit des espaliers,
Et Marinette est là qui verse à boire.

Prince, une fois il faut que vous alliez
Dans ce jardin, pour voir humiliés
L’or, le saphir, les diamants, l’ivoire,
Tous les rubis de vos fins joailliers,
Et Marinette est là qui verse à boire.

Enfin je pars & voici le navire.
Adieu, Paris joyeux ; adieu, tombeau !
Vis sans savoir que Misère soupire,
Maigre, & saignant sur son vieil escabeau,
Et ses seins nus mal couverts d’un lambeau.
Vis dans ta haine & dans ton avarice ;
Moi je m’envole au gré de mon caprice.
La voile s’enfle, éprise de l’éther,
Et, délivré, j’invoque ma nourrice,
La mer aux flots tumultueux, la mer !

Adieu, prison oh pleura mon martyre !
Adieu, Gobsecks à l’âme de corbeau !
La vague est là qui me berce & m’attire ;
L’archer divin, jeune, féroce & beau,
A sur la mer secoué son flambeau.
Dans sa splendeur, comme une impératrice,
Elle sourit, la grande séductrice ;
Et je respire, ivre du gouffre amer,
Pour que son souffle odorant me guérisse,
La mer aux flots tumultueux, la mer !

J’entends passer comme un accord de lyre.
O lovelace en habit bleu barbeau,
Féru d’amour pour une tirelire,
Paris, adieu, garde tes Mirabeau
Et Ferraris & Juliette Beau !
Amuse-toi ; que ton été fleurisse.
J’ai sous mes pieds la sainte inspiratrice
Dont l’âpre haleine a pénétré ma chair,
La grande mer, la mer consolatrice,
La mer aux flots tumultueux, la mer !

Toi, cœur blessé, ferme ta cicatrice.
L’algue éplorée aux verts cheveux lambrisse
Le roc ; je vois briller au soleil clair
La verte plaine où le flot se hérisse,
La mer aux flots tumultueux, la mer !

Collection: 
1971

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