Le Mur

 
Le long d’une muraille aux pierres immobiles,
Tous, anxieux de vivre et joyeux de souffrir,
Nous traînons notre honte et nos espoirs débiles,
Entre l’horreur de naître et l’horreur de mourir.

Ce mur est là depuis si longtemps, et si sombre
Est le morne appareil de son bloc fruste et noir,
Que des siècles sans âge et des vivants sans nombre,
Fleuve stupide et lent, le côtoient sans le voir.

Or quelques-uns, roulés vers cette rive inerte,
Ont laissé de leur chair vive sur la paroi,
Et leur douleur, qui bat comme une plaie ouverte,
En ondes autour d’eux fait refluer l’effroi,

Et frissonner, au cœur des meutes assoupies,
Comme un soudain réveil de l’instinct languissant,
L’insolente ferveur des voluptés impies,
La saveur de l’amour avec l’odeur du sang.

Mais lorsque s’est éteint le triomphe funeste,
Quand les aigles ont fui dans les drapeaux mouvants,
L’horizon est toujours le même, et rien ne reste
Qu’un croissant de pourpre aux ongles des survivants.

Quelques-uns, à genoux, usent leurs lèvres chaudes
Sur le granit par des baisers anciens poli,
Et, complices pieux de merveilleuses fraudes,
Disent que le mur sous leur bouche a tressailli.

Peut-être savent-ils qu’ils nous mentent, peut-être
L’ombre a-t-elle trompé leurs regards imprudents :
Mais leur rêve est hideux et nous fait apparaître
Des lézardes où des gueules grincent des dents.

D’autres, les bras tendus, gonflant leur face vaine,
Et sachant que le rôti ne leur répondra pas,
Lui jettent un défi sonore et lourd de haine,
Que la foule répète en frémissant tout bas.

Car ce mur nous fait peur, ce mur où rien ne bouge,
Et dans les joints duquel nous cherchons, à tâtons,
S'il est fait de chaux vive ou bien de ciment rouge...
O Rhéteurs fastueux ! et quand nous insultons

À cet amas muet de pierres souveraines,
C’est, unique dictame à l’affre de nos maux,
C’est l’applaudissement des lâchetés humaines,
Que nous quêtons des yeux, en assemblant des mots.

Collection: 
1885

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