Le Barbare

 
LA NOURRICE.

Maîtresse, un étranger trouble la solitude
Où tu fuis, loin des yeux, l’éclat brûlant du jour :
Son pas sonore émeut les marbres de la cour ;
Il commande, il t’appelle en son langage rude.
Sous la rouge toison il cache un torse nu ;
D’ardents cheveux en flots inondent son épaule.
Les bords Kymmériens, la Scythie ou la Gaule
Sans doute en leurs déserts ont nourri l’inconnu.

HELLA.

Nourrice, tu le sais : celui que la demeure
Riante accueillerait dans l’atrium vermeil,
Est un hôte importun lorsqu’il survient à l’heure
Où le pesant midi mesure un court sommeil.
Qu’il soit comte ou consul, Romain, Grec ou barbare,
De l’huis, gardé par vous, ne levez point la barre,
Esclaves ! Toi, nourrice, écarte l’étranger
Du seuil tranquille.

LA NOURRICE.

                                   Hélas ! l’imprudente parole
Sur ta lèvre d’enfant court comme un vent léger,
Ma fille ! Le guerrier que ton amour affole,
Semblable aux Dieux du Nord qu’engendre l’aquilon,
S’avance environné de leur splendeur farouche.
Que dis-je ? Certe issu d’une immortelle souche,
Il est fort comme Hercule et beau comme Apollon.

HELLA.

Qu’importe ? Erôs, à qui plaisent la paix et l’ombre,
Aux nocturnes baisers prête un parfum plus doux.

LA NOURRICE.

Un esclave le suit, porteur de dons sans nombre ;
Sur un plateau d’argent scintillent des bijoux ;
Dans une bourse ronde et de perles brodée,
L’or éveille un allègre et généreux concert ;
La pourpre tyrienne et le lin de Judée
Ruissellent à longs plis hors d’un coffre entr’ouvert.
Que sais-je encore ? Auprès d’une tunique peinte
Flotte un manteau de soie. Hélas ! et tout cela,
Joyaux, ivoire, airain, sombre orgueil de Korinthe,
Héritage royal dédaigné par Hella,
N’embellira jamais la chambre familière !
Allez, allez orner, trésors, bien loin d’ici,
Une porte moins close et plus hospitalière !

HELLA.

La vieillesse a troublé ton esprit obscurci,
Nourrice ! Hâte-toi vers l’étranger. Sois prompte
A préparer le vin, le miel jaune et les fruits.
Érôs capricieux saura pour qui le dompte
Faire du jour discret la plus douce des. nuits.


EUTHARIK.

Femme ! aux bords où naquit le fils des grands Amales
Les femmes aux yeux bleus ouvraient plus vite aux mâles
L’asile passager de leurs tentes de peaux.
Le cuir sanglant des bœufs, la laine des troupeaux
Aux robustes amours prêtaient un lit rapide
Et les filles des Goths, en leur cœur intrépide,
Nourrissaient fièrement l’orgueil d’avoir serré
Sur leur sein glorieux le brave au sang pourpré.
Romaines, vos maisons valent des citadelles ;
Vos serviteurs sont sûrs comme des chiens fidèles
Et nos camps, à l’abri des profondes forêts,
Sont moins bien défendus que vos légers attraits.
Mais Eutharik, habile à des combats plus graves,
Hella, fleur de Byzance, a vaincu tes esclaves.
Eutharik devant toi prosterne un front guerrier
Que le joug et la peur n’ont jamais fait plier.

HELLA.

Salut, ô Chef ! Un Dieu sourit à ta jeunesse.
Entre et parle à voix haute afin que je connaisse
Sous quels cieux ignorés a fleuri ton destin.

EUTHARIK.

Que de guerriers sont morts depuis qu’au jour lointain
Le Tanaïs profond a de son flot rapide
Lavé le dernier-né de la tribu Gépide !
J’ai grandi. Les marais, les sommets nuageux,
Les forêts tour à tour ont vu mes âpres jeux,
Quand, seul parmi les joncs, au temps des hautes crues,
Mes traits dans le ciel noir perçaient les lentes grues,
Et quand, aux flancs des monts taillant des échelons,
De l’aire aux bords sanglants j’arrachais les aiglons.
Forêts, où, sur la neige et le sol blanc de givre,
J’aimais, en me courbant, de l’aube au soir à suivre,
Pas à pas, en silence, ému, de roc en roc
Le renne au front armé, le grand cerf ou l’auroch,
Je vous revois ! Ici, contre les parois plates
Des cavernes, l’ours brun se dressait sur ses pattes
Et gigantesque, horrible et bavant, l’œil en feu,
Avant de succomber mordait encor l'épieu.
Tel, dans la solitude et l’ombre inviolable,
Le fer ou Tare en main, à mes frères semblable,
J’ai vécu, jusqu’à l’heure espérée où là-bas
Vibrèrent l’hymne antique et le chant des combats.
J’ai vu sur les grands chars plier les tentes vides
Et par les noirs ravins et les plaines livides,
Vers des champs plus féconds que dore un chaud soleil,
Rouler, rouler sans fin tout un peuple, pareil
Aux flots impétueux poussés par la tempête.
O clairs mugissements des trompes que répète
L’écho sonore ! ô chocs ! ô batailles ! assauts
Qui brisaient leur élan contre des murs plus hauts
Que le granit poli des sombres monts Riphées !
O fuites dans la nuit ! Brusques retours ! trophées
Dont la splendeur ornait mon seuil ensanglanté !
Quels orages, quels vents tragiques m’ont jeté
Des bords du Méotide aux lacs de Pannonie
Et sans trêve, au hasard, sur la terre infinie
Ont élargi mon vol de vautour ? J’ai foulé
Le Taurus et l’Olympe et l’Apennin pelé ;
J’ai vu Milan pleurer sa résistance vaine
Et, dans le marécage impur où gît Ravenne,
Blêmir, quand nous passions, des ombres de Césars.

HELLA.

Tais-toi ? Je te contemple avec des yeux hagards,
O Chef encor sanglant du sang des vieilles races.
De quelle proie errante as-tu flairé les traces ?
De quel dernier carnage, oublié par les Huns,
Viens-tu dans la cité humer les chauds parfums ?
Que me veux-tu ?

EUTHARIK.

                            T’aimer !

HELLA.

                                                        Pitié ! je tremble.

EUTHARIK.

                                                                                             Écoute.
Assez longtemps mes pieds ont saigné sur la route,
O femme ! assez longtemps, effroi des citadins,
J’ai respiré de loin l’odeur de vos jardins,
Comme un passant qu’on chasse en lui jetant des pierres.
Que de fois, franchissant fossés et murs-frontières,
Rôdeur aventureux, autour de vos enclos,
De mes chevaux ardents j’excitai les galops !
Ta richesse, ton nom, ta gloire, ô Romanie,
De rêves somptueux peuplaient mon insomnie
Et, comme au faîte altier d’un temple radieux,
Constantinople-reine éblouissait mes yeux.
Et je foule aujourd’hui ses pavés de porphyre !
Je suis comme un homme ivre et joyeux, qui chavire
Du Cirque à l’Hebdomon, de l’Hebdomon au port.
Et mon cœur se dilate et le désir le mord,
Avant de replonger dans l’ombre coutumière,
D’aimer et d’être heureux dans l’or et la lumière.
Car je t’ai vue, ô toi, ma joie et mon espoir !
Toi qui passais, livrant au vent léger du soir
Tes seins frais dont les fleurs fleurissaient ta tunique.
Dédaigneuse et plus belle en ta splendeur unique
Que les marbres sculptés dont le soleil baissant
Teignait d’un rouge éclat d’incendie ou de sang
La nudité moqueuse et la roideur inerte,
Tu passais, ô beauté, dans ta litière ouverte.
L’aigre flûte réglait le pas des noirs porteurs ;
Et poudreux, haletants, Comtes et Sénateurs
Te suivaient et, jaloux, disputaient aux Patrices
Les roses qui pleuvaient de tes mains séductrices.
Me voici ; c’est mon tour ! Je t’aime aussi. Je vaux
Ces esclaves dorés et ces mornes rivaux
Aussi las pour aimer que pour ceindre l’armure.
J’aime tes yeux profonds et clairs, ta chevelure
Brillante sur ton front comme un casque d’airain,
Tes colliers, tes joyaux à l’éclat souverain,
Les parfums de ta chair, fleur de la race humaine,
Et ta grâce fragile et ta beauté romaine.
Viens !

HELLA.

                      Le fauve lion, qui s’apprivoise enfin,
Dans la maison d’Hella satisfera sa faim.
Mais toi, venu de loin, sais-tu que dans Byzance
Tout amour se mesure à la munificence,
Qu’un baiser y vaut plus qu’un héritage ailleurs,
Et que, de mes amants, les plus beaux, les meilleurs
N’ont plus en me quittant qu’un manteau sans fibule ?
Quels dons me charmeront ? quel trésor s’accumule
À ma porte ou reluit dans les paniers tressés ?

EUTHARIK.

Que sais-je ? Tout ! ma part de butin ! Est-ce assez
De l’or où des Césars s’usent les effigies,
Des vases dérobés aux secrètes orgies,
Des calices, des croix d’émail et des flambeaux
Dont les prêtres chrétiens éclairaient des tombeaux,
Des perles, des rubis, des toges précieuses,
Et des peaux des renards et des martres soyeuses
Qu’en des bois de bouleaux chassent les Suéthans ?

HELLA.

Digne de dénouer ma robe aux plis flottants,
Barbare, sois aimé. Viens ; mes savantes lèvres,
Excitant dans ton sein le feu des chaudes fièvres,
Te verseront l’oubli des maux. J’écraserai
L’herbe voluptueuse et le laurier sacré
Cueilli sur un tombeau, le soir, au clair de lune ;
Et tu boiras le philtre, et la crainte importune
Et les soucis rongeurs fuiront ton cœur ravi ;
Et je t’enfermerai pâle, heureux, assouvi,
Dans la blanche prison de mes bras. Et quand l’ombre
Des tentes, par delà la Thrace triste et sombre,
Couvrira ton sommeil, lourd de bière ou de vin,
Rapide amant d’Hella, qu’un souvenir divin
De volupté, d’orgueil et de joie insensée,
D’un immortel printemps parfume ta pensée !

EUTHARIK.

Non, non ! L’épieu solide, au flanc de l’ours fiché,
Par la main du chasseur n’en est point arraché ;
Le loup, quand dans la plaine il a saisi sa proie,
Dans le hallier lointain la déchire et la broie.
Tu me suivras ! Errer encor, jaloux et seul !
Sentir l’ombre du soir peser comme un linceul
Sur mon âme ! Sois douce, Hella ! Pitié ! J’élève
Mes mains ! Mon cœur serait comme un tronçon de glaive
Que la rouille incrustée a terni pour jamais.
Ne crains rien ! Fuis la ville infâme ; les sommets
T’apparaîtront si beaux dans l’azur et la neige
Lorsque resplendira le Bloc gravé, le Siège
Royal, la roche sainte où la mousse aura bu
Le sang jadis offert aux Dieux de ma tribu !
Et les chanteurs sacrés rediront nos légendes
Antiques, aux festins journaliers où les viandes
Rouges, sur les grands plats portés par deux captifs.
Chargeront de leur poids les escabeaux massifs,
Tandis que surgira sur d’amples envergures
Le noir hérissement des gigantesques hures.
Nos huttes sont d’argile et nos palais de bois ;
Mais tributs des cités, trésors conquis des rois,
Y roulent, lourds amas d’or, de joyaux, d’épices,
Ainsi que l’avalanche au fond des précipices.
Et reine des guerriers invincibles, foulant
Les champs semés de morts et l’univers tremblant,
Tu souriras, Hella, de voir les ambassades
De nos bourgs humblement franchir les palissades,
Et suppliants, craintifs, blêmes, courbant leurs cous,
Les Sénateurs de Rome embrasser tes genoux.

HELLA.

Arrière ! Mon cœur lâche a bondi sous l’insulte.
Arrière ! Un Goth cruel, rude, à la barbe inculte,
Dont les membres épais luisent de suint ranci,
Un Goth, ô faibles Dieux, m’accable et parle ainsi !
Érôs offensé pleure et contemple sa fille
Que charmait tour à tour tout ce qui chante et brille.
Les lyres, les miroirs, les amours, le ciel clair,
Régnant, parmi les loups, dans la bise et l’éclair !
Des bains voluptueux oubliant les délices,
Je ne laisserais plus au bord des vasques lisses
L’onde tiède baiser mes pieds chargés d’anneaux !
L’âpre haleine du Pôle et les vents hivernaux
Corroderaient mon teint plus fragile et plus rose
Que l’œillet transparent ou l’églantine éclose !
Plus jamais l’antimoine, en dilatant mes yeux,
Ne les rendrait plus clairs que les astres des cieux !
Jamais les frais onguents, les gommes, la céruse,
Les fards de Sarepta, de l’Inde ou de Péluse
Sur mon visage terne, aux lugubres pâleurs,
Ne marieraient l’éclat de leurs vives couleurs !
Jamais la poudre d’or, sur mes cheveux semée,
Ne les teindrait des feux d’une aurore embaumée !
Blafarde et sans parure, en des festins grossiers,
J’engloutirais sans faim la chair des carnassiers !
Quels vents m’apporteraient, mêlés aux cris des bêtes,
Les accords de la lyre et les chants des poètes
Et ressusciteraient, dans le muet désert,
Des mots grecs ou latins l’ineffable concert ?
D’un éternel adieu je vous saluerais, places,
Forums, chères villas, palais, jardins, terrasses
Où la nuit chaude mêle en effluves légers
Les parfums de la mer à ceux des orangers !
Et toi, Cirque, tombeau des hommes, où la foule
Aspire en rugissant l’odeur du sang qui coule,
Cirque où le peuple entier, ébloui, transporté,
Indifférent aux jeux, acclame ma beauté,
Cirque où, grave et penchée au bord de la tribune,
Je supplie en secret Hermès et la Fortune
Lorsque, précipitant leur essor fabuleux,
Les chars fougueux des Verts pressent les chars des Bleus !
Va-t’en, Barbare ! Hella te hait et te méprise.
En un rêve abhorré, folle, un instant surprise,
J’oubliai ta naissance et ton sang odieux
Et ma patrie en deuil et ma race et mes Dieux.
Va ! mon âme romaine en ma poitrine altière
Se réveille à ta vue et revit tout entière.
Je te hais, par l’horreur de nos champs dévastés,
Par la cendre épaissie où chantaient les cités,
Par les cadavres nus et cloués sur les portes,
Par les hommes sanglants et par les vierges mortes.
Par l’angoisse des jours et les Dieux profanés,
Je te hais, je te hais ! Pars !

EUTHARIK.

                                                Mes bras obstinés
T’enlacent.

HELLA.

                     Je te hais !

EUTHARIK.

                                             Je t’aime !

HELLA.

                                                                            Arrière, esclave !

EUTHARIK.

Ah ! tes lèvres, ô femme, ont répandu leur bave.
Le chien chassé se venge et mord. Prends garde ! Vois
Le glaive. Non ! le fer est pur. Horreur ! mes doigts
Convulsifs dans sa gorge ont creusé leurs empreintes.
Ses yeux, ses larges yeux aux prunelles éteintes
Jaillissent de l’orbite. Horreur ! sa langue pend ;
Une visqueuse et rouge écume se répand
Hors de la bouche. Horreur ! Elle gît là, farouche,
Violette, effrayante, au travers de la couche,
Dans l’éternel linceul de ses cheveux obscurs.
J’ai tué la Romaine. Où suis-je ?


LA NOURRICE.

                                                            Sur les murs
La corneille en passant, sinistre et noire, ébauche
Une ombre qui menace en décroissant à gauche.
J’ai peur. Maîtresse, enfant, mon âme, réponds-moi !
Rien. J’entre en frémissant d’un augurai émoi.
Dieux ! La chambre est béante où la mort s’est ruée ;
La maîtresse est muette et livide, tuée
Par le Barbare ! Au meurtre ! O serviteurs d’Hella,
Accourez ! Armez-vous de haches ! Celui-là,
Le meurtrier fatal, l’homme roux qui s’élance
N’atteindra pas vivant le seuil vengé !

EUTHARIK.

                                                     Silence !
La vipère est broyée et ne sifflera plus.
O fleuves, roulez-moi dans vos anciens reflux,
Gonflés du sang des rois et des peuples serviles !
Enivrez-moi, combats, carnages, sacs des villes,
Ronflements d’incendie à l’horizon saignant,
Angoisseuses clameurs des vierges étreignant
De leurs bras convulsés un autel inutile !
Tempête, emporte-moi vers l’ombre où l’aigle hostile
Me reverra, vengeur des antiques mépris,
De l’Empire et de Rome insulter les débris
Et, comme un dur chasseur foule une bête immonde,
Meurtrir d’un pied sanglant le cadavre du monde !

Collection: 
1873

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