La Tentation de Jésus

 
C’était sur la Montagne interdite et sacrée.
Auprès de quels volcans, sous quel astre, en quel lieu,
Nul ne sait où plongeait cette cime ignorée
Dans l’air encor vibrant du souffle épars de Dieu.

Comme un phare allumé, son faîte solitaire
Dépassait la nuée et brillait dans l’azur ;
Et son ombre couvrait la face de la terre
Et les cités sombrant dans son abîme obscur.

Et les peuples, lassés de la vie inféconde,
Vers le sommet divin levaient parfois les yeux,
Cherchant, comme naguère à l’enfance du monde,
Quelques esprits nouveaux planant sur les hauts-lieux.

Or les jours annoncés par les voix prophétiques
Surgissaient lentement des siècles accomplis,
Et les Temps révélaient leurs mystères antiques,
Comme un voile écarté dont frissonnent les plis.

Et voilà que le mont sur ses rochers énormes
Oscillait et tremblait, tel qu’un rempart détruit,
Et que sur l’altitude apparaissaient deux formes
Faites de clarté blanche et de vivante nuit.

L’une, aux cheveux roux, grave, austère et solennelle,
Douce comme une aurore et triste comme un soir,
Reflétait tout l’azur en sa calme prunelle,
Pleine d’un feu mystique et d’un sublime espoir.

Et l’autre se dressait dans sa beauté farouche,
Le front cicatrisé, le rire obscène aux dents,
Superbe, dédaigneux, vomissant de sa bouche
Une haleine de flamme et des éclairs ardents.

C’étaient le Roi céleste et le Maître du monde,
Jésus de Nazareth et le noir Foudroyé,
Qui, d’en haut, contemplaient l’immensité profonde
Du changeant Univers devant eux déployé.

Et Satan, abritant de ses ailes funèbres
Le blond Nazaréen paisible et sans effroi,
D’un bras dominateur montrait, dans les ténèbres
Les royaumes sans nombre offerts au nouveau Roi.

Il parlait, et sa voix tentatrice et subtile,
Disant les anciens noms des peuples confondus,
Faisait subitement jaillir du sol fertile
Des murailles, des tours et des palais perdus :

— Jésus ! la terre est belle ; elle est riche ; elle est douce
A qui foule en chantant ses chemins embaumés.
La fleur s’épanouit, le fruit mûrit, la mousse
Plus qu’un lit nuptial charme les bien-aimés.

La terre a des lacs bleus, des bois de sycomores ;
La terre est mon empire et vaut ton morne ciel.
Mon empire est à toi, Jésus, si tu m’adores ;
Siège, fils de David, au trône universel.

Vois sous tes yeux au loin les pays et les races
S’étendre, et l’horizon s’élargir, et les mers
Que les vaisseaux aigus sillonnent de leurs traces
Bercer les nautoniers au chant des flots amers.

Là-bas, voici l’Egypte avec les Pyramides,
Memphis, Alexandrie, éclatante au soleil,
Le Nil où, jaillissant hors des vapeurs humides,
Navigue un Dieu caché sur un radeau vermeil.

Regarde ! Sous tes pieds surgit l’Asie entière.
Ici, l’Inde où, sauvant le monde infortuné
Par la vertu, l’amour, le jeûne et la prière,
Six siècles avant toi rêva ton Frère aîné.

Ici, sur le désert, où gît encor Ninive,
Le pasteur a planté ses abris incertains ;
Ici, c’est Babylone où ta tribu captive
Sous les saules du Fleuve a pleuré ses destins.

A l’ombre des palmiers qu’un souffle frais écarte,
Damas, blanche et lascive, offre tous ses parfums ;
Héritier des grands Rois, dans Ctésiphon, le Parthe
Compte les chefs vaincus et les guerriers défunts.

Mais plus belle, ô Jésus ! mère et reine des villes,
Jérusalem frémit d’allégresse et t’attend ;
Et le temple est ouvert et les foules serviles
Forgent les degrés d’or de ton trône éclatant.

Que veux-tu donc, ô toi qui souris et dédaignes
Césarée où, siégeant au faîte souverain,
Le dur Procurator arbore comme enseignes
Quatre lettres de bronze et la Louve d’airain ?

Veux-tu Rhodes, Délos et la divine Athènes,
La Grèce au ciel d’azur, chère aux cœurs étrangers,
Dont le nom est plus doux sur les lèvres humaines
Qu’un souffle du printemps dans les bois d’orangers ?

Non ! devant ton orgueil aveugle, ô Fils de l’Homme !
Ces royaumes sont tels que cendres et limons.
Tu veux pour piédestal l’Univers, et c’est Rome,
Rome dont sous tes pas j’abaisse les sept monts.

A toi le monde ! A toi la cime et la vallée !
Ton rêve est accompli si ton rêve était grand.
Moi, tel qu’un serviteur, dans l’ombre inconsolée
Je rentre ; et toi, Jésus, triomphe en m’adorant. —

Et Jésus répondit : — O tentateur infâme,
O mensonge éternel, va-t’en ! Il est écrit :
Tu ne tenteras point ton Seigneur, et ton âme
Ne servira qu’un Dieu, dans la chair et l’esprit.

Que font au voyageur qui s’avance et qui passe
Les noms des vains pays qu’il foule en se hâtant,
Lorsque au bout du chemin rayonnent dans l’espace
L’immuable patrie et le temple constant ?

Confiant, l’œil fixé sur le ciel de mon Père,
J’ai noué ma sandale et, sachant où je vais,
Au désert idéal j’ai fui le noir repaire
Du monde, empoisonné par le souffle mauvais.

Qu’importe un vil amas de royales poussières
A Celui qui fut tout quand n’étaient point les Temps ?
J’ai vu naître et mourir plus de cités grossières
Que n’ont de gouttes d’eau la mer et les étangs.

La terre inférieure ignore mon royaume ;
La pourpre n’orne point le lin de mes habits ;
Mais, né dans l’abandon, sous l’étable de chaume,
Je suis le bon Pasteur qui cherche ses brebis.

Et voici que j’irai vers les douleurs humaines,
Vers l’aveugle, le sourd, l’humble et le possédé,
Vers le juste opprimé, vers la veuve en ses peines,
Vers qui sous le fardeau tombe sans être aidé.

Semeur inattendu des nouvelles paroles,
Comme le grain qui germe au sillon du labour,
Dans le sein desséché des nations frivoles
J’enfouirai l’espoir des récoltes d’amour ;

Disant : Heureux les doux ! Heureux les pacifiques !
Heureux les affamés et les simples de cœur !
Car ils verront fleurir dans les cieux magnifiques
La palme que le Père a promise au vainqueur.

Bienheureux l’insulté ! Bienheureux ceux qui pleurent
Et qui souffrent, joyeux, pour la justice et moi,
Fidèles en leurs jours aux règles qui demeurent,
Enseignant et vivant à l’ombre de la Loi !

Pardonne et tends la joue à la main qui soufflette ;
A qui prend ta tunique abandonne un manteau,
Et ne fais point sonner ta prière secrète
Comme un airain sonore offert sur un plateau.

L’oiseau ne sème pas, ne moissonne et n’amasse ;
Mais le Père nourrit l’oiseau du ciel. Vois-tu
Croître le lys des champs dont la splendeur dépasse
Celle de Salomon, de pourpre et d’or vêtu ?

Sans crainte, indifférent au païen qui murmure,
Marche dans ta justice et dans ta charité,
Triant le grain pourri de la vendange mûre
Que porte en fléchissant le cep que j’ai planté.

Car celui qui m’entend d’une oreille fidèle
A fondé sa maison sur l’immuable roc ;
Et les vents mugiront vainement autour d’elle
Et les flots impuissants s’useront dans leur choc.

Et tu tressailliras dans tes parvis en fête,
Sainte Jérusalem, quand, les temps révolus,
Le Fils de l’Homme, au sein de la Cité parfaite,
De gloire et de rayons vêtira ses Élus !

Et quand toi-même enfin, consumé par ta haine,
O Satan, foudroyé sur les derniers sommets,
Livide et tournoyant au fond de la Géhenne,
Dans la mort et le feu rouleras pour jamais ! —

Et Jésus se taisait tandis que sa pensée
Montait d’un vol divin vers le bleu firmament.
Mais le Démon tordait sa bouche convulsée
En un mélancolique et long ricanement :

— O vaine floraison des sagesses nouvelles,
Éclose et déjà morte aux lèvres des Docteurs !
Rabbi des derniers temps, la loi que tu révèles
Est comme un champ banal usé par les pasteurs.

Les récoltes d’hier, hélas ! sont moissonnées,
Et Bèn-Sirach jadis a distillé son miel.
Miséricorde, amour, espoir : ô fleurs fanées
Du mystique jardin cultivé par Hillel !

Jésus ! Jésus ! la voix des sages est pareille
Au murmure confus d’innombrables palmiers
Vibrant l’un après l’autre, au vent qui les éveille,
Du même et grand frisson dont vibrent les premiers.

Tout est vieux sous le ciel et l’homme est las de vivre
Sous un même soleil, glacé, stérile et vain.
Les cœurs sont desséchés ; l’Esprit est tel qu’un livre
Qui déroule un chapitre identique et sans fin.

Vainement, sans que rien ne fleurisse ou renaisse,
Dans la paix douloureuse où ton rêve se plaît,
Immolant sans retour ta force et ta jeunesse,
Pêcheur désabusé, tu tendras ton filet.

Moi seul suis le pêcheur dont la barque est remplie.
Richesses, voluptés, vices et trahisons
Traînent dans le sillage où lutte et multiplie
L’humanité vorace autour des hameçons.

Le monde t’oubliera ; l’heure fuit et s’efface ;
Qu’importe ? O Rédempteur, va, console et guéris,
Avant d’ensevelir en ton âme trop lasse
Le remords éternel de ton œuvre incompris ! —

Il se tait. La nuée errait sur la montagne,
Et Jésus frémissait, disant : — En vérité,
Le mal est un ulcère impitoyable et gagne
Toute chair et le cœur de l’homme épouvanté.

Mais les jours sont venus. Silence, ô voix qui doutes !
Rentre, ô fatal Serpent, dans l’ombre où tu naquis !
Une étoile a brillé pour éclairer tes routes,
Postérité d’Adam, vers les cieux reconquis !

L’holocauste prochain s’offre dans le mystère,
Accomplissant l’espoir, la promesse et le vœu,
Et du gibet dressé pleut un sang volontaire
Sur le monde à genoux, racheté par son Dieu.

L’éternelle moisson des âmes pures germe
Dans les siècles divins, à ma lumière éclos,
Autour de mon Église inébranlable et ferme
Comme une tour de pierre, assise au bord des flots.

Salut, race des Saints, Pontifes, doux Apôtres,
Qui, dans l’oubli des biens caducs et mensongers,
Au milieu des troupeaux paissant avec les vôtres
Ne distinguerez plus les agneaux étrangers !

Salut, vous qui joyeux, seuls dans la multitude,
Sous la lente torture ou sous les glaives prompts,
Mendiant un pain noir, vêtus de laine rude,
De l’épine cruelle auréolez vos fronts !

Debout sur la colline où son ombre s’étale,
Le Phare du Salut brille dans la hauteur.
Venez, et sous l’abri de ma Croix triomphale,
Enivrez-vous d’amour au sang du Rédempteur ! —

Et tandis qu’emporté dans le vol de son rêve,
Jésus prophétisant parlait encor, voici
Que Satan s’approchait et grandissait sans trêve,
Formidable et vainqueur, sur le faîte obscurci.

Et l’immense linceul de ses deux ailes noires
Couvrait le mont, l’espace et le ciel disparu
Et les cités du monde et les vieux territoires
Et Jésus blêmissant dans le silence accru.

Tel qu’au jour furieux des révoltes célestes,
Le Réprouvé, superbe et couronné d’éclairs,
De l’antique Vertu bravant les derniers restes,
Impérissablement surgissait dans les airs.

Comme d’un antre obscur qu’une torche ensanglante,
Du fond mystérieux de l’avenir béant,
Montait la vision farouche et violente
Du mal universel et du forfait géant :

C’était le rut sans frein des voluptés barbares,
Et le faible broyé sous le talon des forts,
Et le sol infécond, souillé de sombres mares,
Comme un gouffre altéré buvant le sang des morts.

Par le flot débordant les villes submergées,
Avec leurs temples saints et leurs grands palais d’or,
Sombraient dans un abîme où les tours étagées
Seules, parmi la fange, étincelaient encor.

La terre, sous l’amas des moissons consumées,
Fermant la sépulture aux cadavres vaincus,
Oscillait sur sa base au choc lourd des armées ;
Et la Guerre hurlait dans ses clairons aigus.

Avares et jaloux, déchirant l’âme humaine,
Ainsi que des vautours, jusqu’aux derniers lambeaux,
Tous les Dieux, enivrés de fratricide haine,
Pleins d’insultes, entre eux luttaient sur leurs tombeaux.

La nuit religieuse où vous dressiez, ô prêtres !
En face de l’autel un bûcher fulgurant,
S’emplissait du sanglot désespéré des êtres
Et du cri des martyrs doutant en expirant.

Et voici que s’ouvraient les profondeurs de l’ombre
Où, s’armant de longs crocs et de fourches de fer,
Des bras hideux poussaient les nations sans nombre
Par milliers de troupeaux dans l’éternel enfer.

Alors Jésus pleura. Le sang expiatoire
Pour la première fois perle à son front navré,
Tandis que disparaît dans l’horreur de sa gloire
Satan splendide, énorme et toujours adoré.

Alors Jésus pleura. Dans la brume livide
La colline future à l’horizon monta,
Où s’ébranlait, déjà rongé du temps avide,
Le gibet solitaire en haut du Golgotha.

Collection: 
1873

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