L’Ombre

 
Au seuil noir de l’oubli, souterraine exilée,
Seule avec mon miroir familier, j’y revois
Le prestige lointain de ma vie écoulée ;
Nul écho dans le vent ne me redit ma voix.

Le rameur qui m’a pris l’obole du passage
Et qui jamais ne parle aux ombres qu’il conduit,
Me laissa ce miroir aimé de mon visage ;
Je ne suis pas entrée entière dans la nuit.

Mon front encor fleuri par ma mort printanière
Sur l’immobile flot se pencha, triste et doux ;
Mais nulle forme pâle, image coutumière,
Ne troubla l’eau sans plis, sans moire et sans remous.

Les cygnes, loin des flots où sombre la mémoire,
Les cygnes léthéens ont fui, vols oubliés,
Las d’avoir si longtemps cherché dans l’onde noire
Le flexible reflet de leurs cols repliés.

Ô pâles Sœurs ! petites âmes fugitives,
Ne tendez pas les bras vers les flots oublieux,
Détournez-vous du fleuve aux ténébreuses rives ;
Vos yeux toujours en vain y chercheraient vos yeux.

Mes Sœurs, ne brisez pas aux roches de la grève
Les fidèles miroirs amis de vos destins ;
De ce qui vous fut doux gardez encor le rêve
Et de vos sorts divers les reflets incertains.

Restez auprès de moi qui vous suis fraternelle,
De moi qui fus vivante et déjà m’en souviens
Et qui, pourtant heureuse et par l’amour plus belle,
Hélas ! craignis d’errer sur les bords stygiens.

J’ai connu le frisson de l’aile irrésistible
Et le grand vol obscur s’est fermé sur mon front,
Je sais la route aveugle et l’empreinte invisible ;
Vous y venez vers moi et d’autres y viendront.

Le sable noir n’est pas foulé par vos pieds d’ombre,
Car nul pas ne se grave au sable du Léthé.
Venez vers la songeuse ; ou puisez l’oubli sombre
Aux flots indifférents qui n’ont rien reflété.

Collection: 
1895

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