L’Héritage

 
Alors il me sembla que j’étais sur la tour
La plus haute de ma pensée intérieure,
Et qu’en mes yeux, fermés à la chute de l’heure,
La froide éternité naissait avec le jour.

Solitudes que des solitudes prolongent,
Les cercles de la vie, à mes pieds étages,
S’élargissaient jusqu’aux horizons où, rangés
Comme des dieux, les sphinx de la science songent.

Et là-bas, déformés par les lointains, pareils
Au débris colossal des cités que le sable
Des déserts engloutit dans sa marche inlassable,
Terribles et brûlés par la mort des soleils,

Entassements jetés dans la nuit du peut-être,
Amoncelés en blocs, tels qu’en les bâtissant,
Avec sa chair, avec ses os, avec son sang,
L’esprit humain s’était usé comme un ancêtre,

Les matériaux : bruts du Temple inachevé,
Arraches par l’Idée aux carrières de l’ombre,
Pris à l’Espace, pris aux Causes, pris au Nombre,
Tout ce que l’Homme a vu, tout ce qu’il a rêvé,

Tout l’Infini conçu dans les veilles sacrées,
Les vérités sans nom qu’élabore en grondant
Et que marque du sceau de son vouloir ardent
Le séculaire effort dont elles sont créées,

L’épouvante d’avoir deviné, la terreur
Du conquérant qui marche au fond du sanctuaire,
Et sur qui pèse, ainsi qu une paix mortuaire,
Tout le faix écrasant des voûtes de l’erreur,

Tout était là, savoir ou foi, doute ou blasphème,
Les siècles à leur œuvre immortelle voues,
Et l’amas sombre des systèmes échoués,
Bossuant le désert énorme du problème,

Et, confondant en moi son génie et ses dieux,
Par l'hymne de la pierre et par la voix du livre,
Saluait, en l’esprit qui les fera revivre,
L’Héritier de l’Empire accru par les aïeux.

Un vertige monta du gouffre qu’en moi-même
Creusait le pur orgueil d’être à la fin venu
Aux confins crépusculaires de l’inconnu,
Dont le vent balaya le roc du mont suprême.

Et je sentis alors, du zénith au nadir,
Inentendue et formidable, avec des ailes
Qui s’étendaient jusqu’aux étoiles éternelles,
L’ombre du Tentateur derrière moi grandir.

Collection: 
1885

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