L’Avalanche

 

Un jour du mois de mars sur le flanc des Rocheuses.

Le soleil éclatant fond les couches neigeuses
Enveloppant les monts couronnés par l’éther.
Pas un souffle de vent ne tressaille dans l’air.
Pas un nuage au ciel ne fait tache. Un silence
Inexprimable dort sur l’étendue immense.
On dirait que la paix des temps originels
A toujours habité les glaciers éternels.
Dans les plis sinueux et clairs de chaque pente
Comme un boa d’argent un ruisselet serpente ;
Et sur les gorges plane une rose vapeur.
Mais soudain, au milieu de ce calme trompeur,

Où l’on entend à peine un gazouillis d’eau vive,
Éclate le sifflet d’une locomotive.
Un train de voyageurs s’avance. Le voici
Qui sort en rugissant d’un massif obscurci
Par la fumée aux flots tourbillonnants qu’exhale
Le grand monstre de fer. Plus prompt que la rafale
À travers l’infini du brumeux Océan,
Il rase l’entonnoir d’un abîme béant
Dont la profondeur sombre et morne est insondable.

Tout à coup un fracas sinistre et formidable
Retentit, dominant les mille bruits d’enfer
Du convoi tortueux sur les longs rails de fer.

Horreur !. Un lourd fragment d’un glacier géant glisse.
Et les pesants wagons dans l’affreux précipice
Croulent, tordus, troués, réduits en mille éclats,
Cent malheureux blessés gisent sur le verglas,
Affolés de douleur, éperdus d’épouvante ;
Et parmi les lambeaux de chair encor vivante,
Parmi les ais, les freins, les ressorts, les essieux,
Des bras désespérés se tendent vers les cieux,
Des cris et des sanglots dans des râles s’éteignent.

Un grand fauve de loin flaire les corps qui saignent
Dans la neige roulant en épais tourbillons

Sur la pente traîtresse ; et demain les rayons
Du soleil matinal, glissant au fond du gouffre,
En vain y chercheront le voyageur qui souffre,
N’y verront se mouvoir que les lynx et les ours.

Par moments, tout se tait dans les défilés sourds :
Seuls les sinistres cris des hiboux sous les arbres
Profilant leurs troncs froids et blancs comme des marbres,
Interrompent le long silence du désert
Farouche et monotone où le regard se perd.
Rien de plus saisissant que ce silence morne
Planant comme la mort dans l’espace sans borne ;
Et l’on dirait que l’air même est tout attristé
Par ce coup si brutal de la fatalité.

Maintenant le vent pleure à travers les Rocheuses,
Tous les agonisants et les morts entassés
Hélas ! sont disparus sous les replis glacés
Du suaire tramé des fils de l’avalanche
Qui d’instant en instant choit d’une cime blanche.
Et de même qu’on croit parfois sous terre ouïr
Ceux que le fossoyeur se hâte d’enfouir,
Il nous semble, penchés sur la nouvelle tombe,
Entendre de l’abîme, où déjà le soir tombe,
Monter une plaintive et poignante rumeur.

Enfin tout bruit au loin décroît, s’efface et meurt.
Et, comme pour cacher l’horreur de ce désastre,
Une nuit glaciale, où ne brille aucun astre,
Où pas un être humain ne bouge, pas un seul,
Sur le blanc précipice étend son noir linceul.

Collection: 
1912

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