IV
Ecoute-moi, ton tour viendra d'être écouté.
O canon, ô tonnerre, ô guerrier redouté,
Dragon plein de colère et d'ombre, dont la bouche
Mêle aux rugissements une flamme farouche,
Pesant colosse auquel s'amalgame l'éclair,
Toi qui disperseras l'aveugle mort dans l'air,
Je te bénis. Tu vas défendre cette ville.
O canon, sois muet dans la guerre civile,
Mais veille du côté de l'étranger. Hier
Tu sortis de la forge épouvantable et fier ;
Les femmes te suivaient. Qu'il est beau ! disaient-elles.
Car les Cimbres sont là. Leurs victoires sont telles
Qu'il en sort de la honte, et Paris fait de loin
Signe aux princes qu'il prend les peuples à témoin.
La lutte nous attend ; viens, ô mon fils étrange,
Doublons-nous l'un par l'autre, et faisons un échange,
Et mets, ô noir vengeur, combattant souverain,
Ton bronze dans mon coeur, mon âme en ton airain.
O canon, tu seras bientôt sur la muraille.
Avec ton caisson plein de boîtes à mitraille,
Sautant sur le pavé, traîné par huit chevaux,
Au milieu d'une foule éclatant en bravos,
Tu t'en iras, parmi les croulantes masures,
Prendre ta place altière aux grandes embrasures
Où Paris indigné se dresse, sabre au poing.
Là ne t'endors jamais et ne t'apaise point.
Et, puisque je suis l'homme essayant sur la terre
Toutes les guérisons par l'indulgence austère,
Puisque je suis parmi les vivants en rumeur,
Au forum ou du haut de l'exil, le semeur
De la paix à travers l'immense guerre humaine,
Puisque vers le grand but où Dieu clément nous mène,
J'ai, triste ou souriant, toujours le doigt levé,
Puisque j'ai, moi, songeur par les deuils éprouvé,
L'amour pour évangile et l'union pour bible,
Toi qui portes mon nom, ô monstre, sois terrible !
Car l'amour devient haine en présence du mal ;
Car l'homme esprit ne peut subir l'homme animal,
Et la France ne peut subir la barbarie ;
Car l'idéal sublime est la grande patrie ;
Et jamais le devoir ne fut plus évident
De faire obstacle au flot sauvage débordant,
Et de mettre Paris, l'Europe qu'il transforme,
Les peuples, sous l'abri d'une défense énorme ;
Car si ce roi teuton n'était pas châtié,
Tout ce que l'homme appelle espoir, progrès, pitié,
Fraternité, fuirait de la terre sans joie ;
Car César est le tigre et le peuple est la proie,
Et qui combat la France attaque l'avenir ;
Car il faut élever, lorsqu'on entend hennir
Le cheval d'Attila dans l'ombre formidable,
Autour de l'âme humaine un mur inabordable,
Et Rome, pour sauver l'univers du néant,
Doit être une déesse, et Paris un géant !
C'est pourquoi des canons que la lyre a fait naître,
Que la strophe azurée enfanta, doivent être
Braqués, gueule béante, au-dessus du fossé ;
C'est pourquoi le penseur frémissant est forcé
D'employer la lumière à des choses sinistres ;
Devant les rois, devant le mal et ses ministres,
Devant ce grand besoin du monde, être sauvé,
Il sait qu'il doit combattre après avoir rêvé ;
Il sait qu'il faut lutter, frapper, vaincre, dissoudre,
Et d'un rayon d'aurore il fait un coup de foudre.