Amours d’Élise

 
Est-ce toy, chère Élise ?
Racine, Esther.

I

C’est là qu’elle priait. Là, sur ces blanches dalles
Où je foule à mes pieds des tombes féodales.
Vaguement enivré de la pompe des soirs,
D’orgues, de chants divins, d’étoffes, d’encensoirs
Et de beaux corps de femme à genoux sur la pierre,
Je ne regardais qu’elle et sa blonde paupière,
Et lorsqu’elle partit, maîtresse de mon cœur,
Il me sembla d’abord que du milieu du chœur
Un ange de sculpture aux formes immortelles
Se levait, pâle et triste, en déployant ses ailes !

II

D’où vient-il, ce lointain frisson d’épithalame ?
Quels cieux ont déroulé leurs nappes de saphir ?
Quel espoir inconnu m’anime ? Quel zéphyr
À jeté dans ma vie errante un nom de femme ?

Quel oiseau près de moi chante sa folle gamme ?
Quel éblouissement s’enfuit, pour me ravir,
Comme le corail rose ou la perle d’Ophir
Que poursuit le plongeur bercé par une lame ?

En vain de ma pensée effarouchant l’essor,
Je veux loin de vos yeux pleins d’étincelles d’or
L’entraîner, sur vos pas la rêveuse s’envole,

Et, pour que mon tourment renaisse, ardent phénix,
J’emporte dans mon cœur votre chère parole,
Comme un parfum subtil dans un vase d’onyx.

III

Oui, mon cœur et ma vie !
         Et je sais bien,
Ô chère inassouvie,
         Que ce n’est rien !

Ah ! si j’étais la rose
         Que le soir brun
En souriant arrose
         D’un doux parfum ;

Si j’étais le bois sombre
         Qui sur les champs
Jette au loin sa grande ombre
         Et ses doux chants,

Ou l’onde triomphale
         D’où le soleil
Sur son beau char d’opale
         S’enfuit vermeil ;

Si j’étais la pervenche
         Ou les roseaux,
Ou le lac, ou la branche
         Pleine d’oiseaux,

Ou l’étoile qui marche
         Dans un ciel pur,
Ou le vieux pont d’une arche
         Au profil dur ;

Si j’étais la voix pleine,
         La voix des cors,
Qui fait bondir la plaine
         À ses accords,

Ou la Nymphe du saule
         Au sein nerveux
Qui met sur son épaule
         Ses longs cheveux ;

À vous, ô charmeresse
         Pleine d’attraits,
Élise, à vous, sans cesse
         Je donnerais

Ma voix, ma fleur, mon ombre
         Douce à chacun,
Mes chants, mes bruits sans nombre
         Et mon parfum,

Et tout ce qui vous fête
         Comme une sœur.
Mais je suis un poète
         Plein de douceur,

Qui ne sait que bruire
         À tous les bruits,
Faire vibrer sa lyre
         Au vent des nuits,

Ou, quand le jour se lève
         Tout azuré,
S’envoler dans un rêve
         Démesuré.

Donc, je vous ai servie,
         Heureux encor
De vous donner ma vie,
         Cette fleur d’or

Que tourmente et caresse
         Dans un rayon
La frivole déesse
         Illusion ;

Mon esprit, qui s’enivre
         De vos clartés,
Et qui ne veut plus vivre
         Quand vous partez ;

Et tout ce que je souffre
         Si loin du jour,
Et mon âme, ce gouffre
         Empli d’amour !

IV

Ô mon âme, ma voix pensive,
Ô mon trésor échevelé,
Mon myosotis de la rive,
Mon astre, mon rêve étoilé !

Mon amour, ma blanche sirène,
Calice d’argent où je bois,
Ô ma jeune esclave, ô ma reine,
Mon poème à la douce voix !

Pourquoi, mon bel ange sans aile,
Folle enfant qui me caressez,
Pourquoi donc êtes-vous si belle
Avec vos longs cheveux tressés ?

Oh ! quand dans nos lointaines courses,
Sous l’abri des feuillages verts
Nous allons cueillir près des sources
Des pâquerettes et des vers,

Pourquoi le ciel bleu sur nos têtes
Met-il son manteau de saphir,
Et pourquoi la campagne en fêtes
Rit-elle au souffle du zéphyr ?

Pourquoi dans la petite chambre,
Lorsque tout bruit lointain se fond,
L’air est-il comme imprégné d’ambre,
L’eau pure, le divan profond ?

Enfant, sais-tu quelle puissance
Nous enveloppe d’un regard,
Et quels mots, de leur ciel immense,
Nous disent la Nature et l’Art ?

La Nature nous dit : Poètes,
À vous mes ruisseaux et mes prés,
À vous mon ciel bleu sur vos têtes,
À vous mes jardins diaprés !

À vous mes suaves murmures
Et mes riches illusions,
Mes épis, mes vendanges mûres
Et mes couronnes de rayons !

L’Art nous dit : À vous mes richesses,
Mes symboles, mes libertés,
Mes bijoux faits pour les duchesses,
Mes cratères aux flancs sculptés !

À vous mes étoffes de soie,
À vous mon luxe armorial
Et ma lumière qui flamboie
Comme un palais impérial !

À vous mes splendides trophées,
Mes Ovides, mes Camoëns,
Mes Glucks, mes Mozarts, mes Orphées,
Mes Cimarosas, mes Rubens !

Eh bien ! oui, l’Art et la Nature
Ont dit vrai tous les deux. À nous
La source murmurante et pure
Qui me voit baiser tes genoux !

À nous les étoffes soyeuses,
À nous tout l’azur du blason,
À nous les coupes glorieuses
Où l’on sent mourir la raison ;

À nous les horizons sans voiles,
À nous l’éclat bruyant du jour,
À nous les nuits pleines d’étoiles,
À nous les nuits pleines d’amour !

À nous le zéphyr dans la plaine,
À nous la brise sur les monts
Et tout ce dont la vie est pleine,
Et les cieux, puisque nous aimons !

V

Le zéphyr à la douce haleine
Entr’ouvre la rose des bois,
Et sur les monts et dans la plaine
Il féconde tout à la fois.

Le lys et la rouge verveine
S’échappent fleuris de ses doigts,
Tout s’enivre à sa coupe pleine
Et chacun tressaille à sa voix.

Mais il est une frêle plante
Qui se retire et fuit, tremblante,
Le baiser qui va la meurtrir.

Or, je sais des âmes plaintives
Qui sont comme les sensitives
Et que le bonheur fait mourir.

VI

Tout vous adore, ô mon Élise,
Et quand vous priez à l’église,
Votre figure idéalise
Jusqu’à la maison du bon Dieu.
Votre corps charmant qui se ploie
Est comme un cantique de joie,
Et, frémissant d’amour, envoie
Son parfum de femme au saint lieu.

Votre missel a sur ses pages
Bien des gracieuses images,
Bien des ornements d’or, ouvrages
D’un grand mosaïste inconnu ;
Et fier de vous faire une chaîne,
Votre chapelet noir qui traîne
Redit son madrigal d’ébène
Aux blancheurs de votre bras nu.

Comme un troupeau leste et vorace,
On voit s’élancer sur la trace
De vos chevaux de noble race
Mille amants, le cœur aux abois ;
Derrière vous marche la foule,
Mugissante comme la houle,
Et dont le chuchotement roule
À travers les détours du bois.

Vous avez de tremblantes gazes,
Des diamants et des topazes
À replonger dans leurs extases
Les Aladins expatriés,
Et des cercles de blonds Clitandres
Dont le cœur brûlant sous les cendres
Vous redit en fadaises tendres
Des souffrances dont vous riez.

Vous avez de blondes servantes
Aux larges prunelles ardentes,
Aux chevelures débordantes
Pour essuyer vos blanches mains ;
Vous portez les bonheurs en gerbe,
Et sous votre talon superbe
Mille fleurs s’éveillent dans l’herbe
Afin d’embaumer vos chemins.

Moi, je suis un jeune poète
Dont la rêverie inquiète
N’a jamais connu d’autre fête
Que l’azur et le lys en fleur.
Je n’ai pour trésor que ma plume
Et ce cœur broyé, qui s’allume,
Comme le fer rouge à l’enclume,
Sous le lourd marteau du malheur.

Mon âme était comme cette onde
Pleine d’amertume, qui gronde
En son délire, et dont la sonde
N’a jamais pu trouver le fond ;
Comme ce flot qu’un sable aride
Absorbe de sa bouche avide,
Et qui cherche à combler le vide
D’un abîme vaste et profond.

Et pourtant vous, type suprême,
Vous m’avez dit tout haut : Je t’aime !
Vous m’avez couché morne et blême
Sur un beau lit de volupté ;
Vous avez rafraîchi ma lèvre,
Encor toute chaude de fièvre,
Dans le doux vin pour qui l’orfèvre
Poétise un cachot sculpté.

Dans vos colères de tigresse,
Vous m’avait fait des nuits d’ivresse
Où le plaisir, sous la caresse,
Pleure le râle de la mort,
Où toute pudeur se profane,
Où l’ange le plus diaphane
Se fait bacchante et courtisane
Et grince des dents, et vous mord !

Puis vous m’avez dit à l’oreille
Quelque étincelante merveille
Dont la mélancolie éveille
Les fibres de l’être endormi ;
Vous aviez la pudeur craintive
De la mourante sensitive
Qui renferme son cœur, plaintive
De n’être morte qu’à demi.

Et le doute railleur m’assiège
Lorsque, pris dans un divin piège,
Mon cou plus pâle que la neige
Est par vos bras blancs enlacé.
J’ai peur que le riant mensonge
Du lac d’azur où je me plonge
Ne soit l’illusion d’un songe
Qui tenaille mon front glacé.

Or, dites-moi, rêve céleste,
Pour que votre belle âme reste
En proie à mon amour funeste,
Les crimes que vous expiez ?
Parlez-moi, pour que je devine
De quel feu bout votre poitrine,
Et quelle colère divine
Vous met pantelante à mes pieds ?

Avez-vous surpris chez les anges
Le secret des strophes étranges
Qu’ils murmurent, quand leurs phalanges
S’envolent dans les airs subtils ?
Au Vatican, sur une toile,
Avez-vous dérobé l’étoile
Qu’une sainte paupière voile
Avec un réseau de longs cils ?

Ô vous que la lumière adore,
De quel astre et de quelle aurore
Venez-vous, radieuse encore ?
Je ne sais ; en vain, ce trompeur,
L’espoir, me caresse et me blâme ;
Je ne sais quel souffle en votre âme
Alluma cette mer de flamme,
Ô jeune déesse, et j’ai peur.

VII

Le soleil souriait à la jeune nature,
         L’hiver avait séché ses pleurs,
Et la brise entr’ouvrait de son haleine pure
         L’humide corolle des fleurs.

Le saule aux rameaux verts penchait sa rêverie
         Sur les flots au reflet doré ;
Le ruisseau murmurant dans la verte prairie
         Souriait au ciel azuré.

Or, nous étions tous deux sous les tremblantes roses
         Qu’épanouissait le printemps,
Si que sans y penser nos amours sont écloses,
         Comme elles, presque en même temps.

Le rossignol disait sa plainte enchanteresse,
         Nous disions des serments jaloux ;
Et tout en nous était joie, extase, tendresse…
         Hélas ! vous le rappelez-vous ?

L’arbre pensif s’incline encor, l’insecte rôde,
         L’églantier semble rajeunir,
Le vent a son parfum, l’herbe son émeraude ;
         Notre amour est un souvenir !

Collection: 
1889

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