Épître 111

élève d’Apollon, de Thémis, et de Mars,
qui sur ton trône auguste as placé les beaux-arts,
qui penses en grand homme, et qui permets qu’on pense ;
toi qu’on voit triompher du tyran de Byzance,
et des sots préjugés, tyrans plus odieux,
prête à ma faible voix des sons mélodieux ;
à mon feu qui s’éteint rends sa clarté première :
c’est du nord aujourd’hui que nous vient la lumière.
On m’a trop accusé d’aimer peu Moustapha,
ses vizirs, ses divans, son mufti, ses fetfa.
Fetfa ! Ce mot arabe est bien dur à l’oreille ;
on ne le trouve point chez Racine et Corneille :
du dieu de l’harmonie il fait frémir l’archet.
On l’exprime en français par lettres de cachet .
Oui, je les hais, madame, il faut que je l’avoue.
Je ne veux point qu’un turc à son plaisir se joue
des droits de la nature et des jours des humains ;
qu’un bacha dans mon sang trempe à son gré ses mains ;
que, prenant pour sa loi sa pure fantaisie,
le vizir au bacha puisse arracher la vie,
et qu’un heureux sultan, dans le sein du loisir,
ait le droit de serrer le cou de son vizir.
Ce code en mon esprit fait naître des scrupules.
Je ne saurais souffrir les affronts ridicules
que d’un faquin châtré les grossières hauteurs
font subir gravement à nos ambassadeurs.
Tu venges l’univers en vengeant la Russie.
Je suis homme, je pense ; et je te remercie.
Puissent les dieux surtout, si ces dieux éternels
entrent dans les débats des malheureux mortels,
puissent ces purs esprits émanés du grand être,
ces moteurs des destins, ces confidents du maître,
que jadis dans la Grèce imagina Platon,
conduire tes guerriers aux champs de Marathon,
aux remparts de Platée, aux murs de Salamine !
Que, sortant des débris qui couvrent sa ruine,
Athènes ressuscite à ta puissante voix.
Rends-lui son nom, ses dieux, ses talents, et ses lois.
Les descendants d’Hercule et la race d’Homère,
sans coeur et sans esprit couchés dans la poussière,
à leurs divins aïeux craignant de ressembler,
sont des fripons rampants qu’un aga fait trembler.
Ainsi, dans la cité d’Horace et de Scévole,
on voit des récollets aux murs du capitole ;
ainsi, cette Circé, qui savait dans son temps
disposer de la lune et des quatre éléments,
gourmandant la nature au gré de son caprice,
changeait en chiens barbets les compagnons d’Ulysse.
Tu changeras les grecs en guerriers généreux ;
ton esprit à la fin se répandra sur eux.
Ce n’est point le climat qui fait ce que nous sommes.
Pierre était créateur, il a formé des hommes.
Tu formes des héros... ce sont les souverains
qui font le caractère et les moeurs des humains.
Un grand homme du temps a dit dans un beau livre :
« quand Auguste buvait, la Pologne était ivre. »
ce grand homme a raison : les exemples d’un roi
feraient oublier Dieu, la nature, et la loi.
Si le prince est un sot, le peuple est sans génie.
Qu’un vieux sultan s’endorme avec ignominie
dans les bras de l’orgueil et d’un repos fatal,
ses bachas assoupis le serviront fort mal.
Mais Catherine veille au milieu des conquêtes ;
tous ses jours sont marqués de combats et de fêtes :
elle donne le bal, elle dicte des lois,
de ses braves soldats dirige les exploits,
par les mains des beaux-arts enrichit son empire,
travaille jour et nuit, et daigne encor m’écrire ;
tandis que Moustapha, caché dans son palais,
bâille, n’a rien à faire, et ne m’écrit jamais.
Si quelque chiaoux lui dit que sa hautesse
a perdu cent vaisseaux dans les mers de la Grèce,
que son vizir battu s’enfuit très à propos,
qu’on lui prend la Dacie, et Nimphée, et Colchos,
Colchos, où Mithridate expira sous Pompée ;
de tous ces vains propos mon âme est peu frappée ;
jamais de Mithridate il n’entendit parler.
Il prend sa pipe, il fume ; et, pour se consoler,
il va dans son harem, où languit sa maîtresse,
fatiguer ses appas de sa molle faiblesse.
Son vieil eunuque noir, témoin de son transport,
lui dit qu’il est Hercule ; il le croit, et s’endort.
ô sagesse des dieux ! Je te crois très-profonde :
mais à quels plats tyrans as-tu livré le monde !
Achève, Catherine, et rends tes ennemis,
le grand turc, et les sots, éclairés et soumis.

Collection: 
1771

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