Terza rima

Quand Michel-Ange eut peint la chapelle Sixtine,
Et que de l’échafaud, sublime et radieux,
Il fut redescendu dans la cité latine,

Il ne pouvait baisser ni les bras ni les yeux ;
Ses pieds ne savaient pas comment marcher sur terre ;
Il avait oublié le monde dans les cieux.

Trois grands mois il garda cette attitude austère ;
On l’eût pris pour un ange en extase devant
Le saint triangle d’or, au moment du mystère.

Frère, voilà pourquoi les poètes, souvent,
Buttent à chaque pas sur les chemins du monde ;
Les yeux fichés au ciel, ils s’en vont en rêvant.

Les anges secouant leur chevelure blonde,
Penchent leur front sur eux et leur tendent les bras,
Et les veulent baiser avec leur bouche ronde.

Eux marchent au hasard et font mille faux pas ;
Ils cognent les passants, se jettent sous les roues,
Ou tombent dans des puits qu’ils n’apercoivent pas.

Que leur font les passants, les pierres et les boues ?
Ils cherchent dans le jour le rêve de leurs nuits,
Et le jeu du désir leur empourpre les joues.

Ils ne comprennent rien aux terrestres ennuis,
Et, quand ils ont fini leur chapelle Sixtine,
Ils sortent rayonnants de leurs obscurs réduits.

Un auguste reflet de leur œuvre divine
S’attache à leur personne et leur dore le front,
Et le ciel qu'ils ont vu dans leurs yeux se devine.

Les nuits suivront les jours et se succéderont,
Avant que leur regard et leur front ne s’abaissent,
Et leurs pieds, de longtemps, ne se raffermiront.

Tous nos palais sous eux s’éteignent et s’affaissent ;
Leur âme à la coupole où leur œuvre reluit,
Revole, et ce ne sont que leurs corps qu’ils nous laissent.

Notre jour leur paraît plus sombre que la nuit ;
Leur œil cherche toujours le ciel bleu de la fresque,
Et le tableau quitté les tourmente et les suit.

Comme Buonarotti, le peintre gigantesque,
Ils ne peuvent plus voir que les choses d’en haut,
Et que le ciel de marbre où leur front touche presque.

Sublime aveuglement ! magnifique défaut !

Collection: 
1831

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