Sur les quais

Te souvient-il, te souvient-il
De ces longs soirs d’avril
Qui, tantôt clairs et tantôt sombres,
Faisaient mouvoir de vastes ombres,
De plaine en plaine, sur la mer ?
Comme du fond d’un pourpre et lumineux désert
Sortaient de l’horizon marin les beaux navires
Dont on n’apercevait d’abord que le grand mât,

Mais qui montaient et grandissaient et s’exaltaient
Et déployaient déjà sur le ciel incarnat
Les aigles larges de l’Empire.

L’océan tout entier semblait porter leur poids
Et les jeter de flots en flots jusqu’à la côte.
L’œil distinguait bientôt et les vergues en croix
Et le tillac bombé sur la carène haute ;
Une sirène d’or se dressait à l’avant ;
Les cordages sifflaient sous les lèvres du vent ;
On entendait chanter un mousse dans les voiles ;
Les navires soudain modéraient leur essor
Et, le môle franchi, s’ancraient au fond du port,
Dans un coin d’eau où scintillaient des feux d’étoiles.

Ils y dormaient, lassés et lourds, toute la nuit,
Écoutant, sous le ciel, les chansons journalières
Que chantent dans les tours les cloches familières,
À ceux qui de loin s’en reviennent au pays.

Mais, dès le lendemain, dans l’aube molle et grasse,
De brusques débardeurs envahissaient le pont
Pour disperser, au long des quais, en des wagons,
Tous les fragments du monde et les morceaux d’espace
Que contenaient les flancs des navires profonds.
Et tout à coup apparaissaient dans la lumière
Entre le ciel et l’eau
De merveilleux métaux :
Un levier les serrait en son mobile étau
Et déposait leurs blocs, doucement, sur la terre ;
Des bois compacts et durs comme les pierres,
Des troncs rouges et violets,
Absorbaient le soleil en leurs brusques reflets.
La cale était pareille au fond d’un ossuaire
Où se courbaient, parmi les cornes et les dents,
Les grands arcs des ivoires blancs
Et les griffes, encor vives comme des ronces,
Des lynx et des chacals, des tigres et des onces.

On accourait du plus lointain des carrefours
Pour voir les larges peaux des aurochs et des ours.

Sur l’aire des hangars immensément s’étendre,
Et les mufles crispés et tordus des lions
Pendre des deux côtés aux flancs des camions
Et grimacer soudain, dans la boue et la cendre.
Parfois, là-haut, dans les agrès entremêlés,
On se montrait, à l’arrière des hauts navires,
De grands oiseaux pareils à des cieux étoilés,
Tandis que, sur l’avant, on pouvait voir reluire
Un faste glacial de pourpres minéraux.

Et les marins contaient les gestes fulguraux
Des orages, là-bas, dans les nuits tropicales,
Les vents qui jusqu’au ciel soulèvent le désert
Et de Chypre à Batoum les caps et les escales,
Quand le parfum des fleurs voyage sur la mer.
Ils fumaient, en parlant, les lourds tabacs d’Asie
Et leurs mains se chauffaient à leurs pipes roussies.

Parfois ils déballaient sous la lampe, les soirs,
La figure d’un dieu mystérieux et noir

Dont le temple était une montagne ouvragée.
Même ils avaient volé au fond des hypogées
Des coffrets ténébreux de cèdre et de santal,
Et leur voix fredonnait un chant oriental
Que les filles d’Alep, quand l’ombre se fait dense,
Scandent de leurs pas lents et mêlent à leur danse.

Ils racontaient encor
Les bonds jusques aux cieux des cités d’Amérique
Et leurs ports chevelus de câbles électriques,
Et leurs phares fixes et clairs
Dont la brusque lueur semblait grandir la mer ;
Ou bien encor
Les longs calmes profonds sur les flots sans écume
Où tout ce qui soufflait de vent
Mouvant
Se fût ligué en vain pour courber une plume.
Ils disaient la splendeur des promontoires d’or ;
Les diamants mouillés des vagues qui déferlent ;
Le geste sinueux et l’élan des plongeurs
Qui descendaient dans les lueurs

Aux profondeurs
Pour en tirer soudain des coraux et des perles.

Et puis, rapidement, pour en finir,
Ils rassemblaient, comme au hasard, leurs souvenirs
Pour les laisser voguer à la dérive
Du Ténériffe au Cap et du Cap aux Maldives.

Mais terminaient toujours
Par affirmer qu’il avaient vu à Singapour,
Un jour,
Un albatros géant, comme un aigle d’empire
Mettre à l’ombre de son grand vol tout leur navire.

Ainsi évoquaient-ils, avec des gestes lents,
La vie éparse à l’autre bout des Océans,
Et l’on venait du fond des quartiers solitaires
De tous côtés vers eux
Pour regarder avec fièvre leurs yeux
Qui avaient vu toute la terre.

Collection: 
1917

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