Sur la Tour Eiffel

 

J’AI visité la Tour énorme,
Le mât de fer aux durs agrès.
Inachevé, confus, difforme,
Le monstre est hideux, vu de près.

Géante, sans beauté ni style,
C’est bien l’idole de métal,
Symbole de force inutile
Et triomphe du fait brutal.

J’ai touché l’absurde prodige,
Constaté le miracle vain.
J’ai gravi, domptant le vertige,
La vis des escaliers sans fin.

Saisissant la rampe à poignée,
Étourdi, soûlé de grand air,
J’ai grimpé, tel qu’une araignée,
Dans l’immense toile de fer ;

Et, comme enfin l’oiseau se juche,
J’ai fait sonner sous mes talons
Les hauts planchers où l’on trébuche
En heurtant du pied les boulons.

Là, j’ai pu voir, couvrant des lieues,
Paris, ses tours, son dôme d’or,
Le cirque des collines bleues,
Et du lointain... encor, encor !

Mais, au fond du gouffre, la Ville
Ne m’émut ni ne me charma.
C’est le plan-relief immobile,
C’est le morne panorama,

Transformant palais de l’histoire,
Riches quartiers, faubourgs sans pain,
En jouets de la forêt Noire
Sortis de leur boîte en sapin.

Oui, le grand Paris qui fourmille
Est mesquin, vu de ce hauban.
L’Obélisque n’est qu’une aiguille
Et la Seine n’est qu’un ruban ;

Et l’on est triste au fond de l’âme
De voir écrasés, tout en bas,
L’Arc de Triomphe et Notre-Dame,
La gloire et la prière, hélas !

Du vaste monde, en cet abîme,
Je n’aperçois qu’un petit coin.
Pourquoi monter de cime en cime ?
Le ciel est toujours aussi loin.

Enfants des orgueilleuses Gaules,
Pourquoi recommencer Babel ?
Le mont Blanc hausse les épaules
En songeant à la Tour Eiffel.

Qu’ils aillent consulter, nos maîtres,
L’artiste le plus ignorant.
Un monument de trois cents mètres,
C’est énorme. ― Ce n’est pas grand.

O Moyen Age ! ô Renaissance !
O bons artisans du passé !
Jours de géniale innocence,
D’art pur et désintéressé ;

Où, brûlant d’une foi naïve,
Pendant vingt ans, avec amour,
L’imagier sculptait une ogive
Éclairée à peine en plein jour ;

Où, s’inspirant des grands modèles
Et pour mieux orner son donjon,
Le Roi logeait les hirondelles
Dans un marbre de Jean Goujon !

O vieux siècles d’art, quelle honte !
A cent peuples civilisés
Nous montrerons ce jet de fonte
Et des badauds hypnotisés.

Pourtant, aux lugubres défaites
Notre génie a survécu ;
Un laurier cache sur nos têtes
La ride amère du vaincu.

Pour que l’Europe, qui nous raille,
Fût battue à ce noble jeu,
Tout le prix de cette ferraille,
Des millions, c’était bien peu.

Un chef-d’œuvre vaut davantage ;
Et quand même, et non moins content,
L’ouvrier sur l’échafaudage
Eût gagné sa vie en chantant.

Non ! plus de luttes idéales,
De tournois en l’honneur du beau !
Faisons des gares et des halles :
C’est l’avenir, c’est l’art nouveau.

Longue comme un discours prolixe
De ministre ou de député,
Que la Tour, gargote à prix fixe,
Vende à tous l’hospitalité !

Car voici la grande pensée,
Le vrai but, le profond dessous :
Cette pyramide insensée,
On y montera pour cent sous.

Le flâneur, quand il considère
Les cent étages à gravir
Du démesuré belvédère,
Demande : « A quoi peut-il servir ?

« Tamerlan est-il à nos portes ?
Est-ce de là-haut qu’on surprend
Les manœuvres de ses cohortes ? »
― Pas du tout. C’est un restaurant.

A ces hauteurs vertigineuses,
Le savant voit-il mieux les chocs
Des mondes et des nébuleuses ?
― Non pas. On y prendra des bocks.

La fin du siècle est peu sévère,
Le pourboire fleurit partout.
La Tour Eiffel n’est qu’une affaire ;
― Et c’est le suprême dégoût.

Édifice de décadence
Sur qui, tout à l’heure, on lira :
« Ici l’on boit. Ici l’on danse, »
― Qui sait ? sur l’air du ça ira

Oeuvre monstrueuse et manquée,
Laid colosse couleur de nuit,
Tour de fer, rêve de Yankee,
Ton obsession me poursuit.

Pensif sur ta charpente altière,
J’ai cru, dans mes pressentiments,
Entendre, à l’Est, vers la frontière,
Rouler les canons allemands.

Car, le jour où la France en armes
Jouera le fatal coup de dés,
Nous regretterons avec larmes
Le fer et l’or dilapidés,

Et maudirons l’effort d’Hercule,
Fait à si grand’peine, à tel prix,
Pour planter ce mât ridicule
Sur le navire de Paris.

« Adieu-vat, » vaisseau symbolique,
Par la sombre houle battu !
Le ciel est noir, la mer tragique.
Vers quels écueils nous mènes-tu ?

22 juillet 1888.

Collection: 
1862

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