Le destructeur impitoyable
Des marbres et de l’airain,
Le Temps, ce tyran souverain
De la chose la plus durable,
Sappe sans bruit le fondement
De notre fragile machine ;
Et je ne vis plus un moment
Sans sentir quelque changement
Qui m’avertit de sa ruine.
Je touche aux derniers momens
De mes plus belles années ;
Et déjà de mon printemps
Toutes les fleurs sont fanées.
Je regarde, et n’envisage
Pour mon arriere-saison,
Que le malheur d’être sage,
Et l’inutile avantage
De connoître la raison.
Autrefois mon ignorance
Me fournissoit des plaisirs ;
Les erreurs de l’Espérance
Faisoient naître mes désirs :
À présent l’Expérience
M’apprend que la jouissance
De nos biens les plus parfaits
Ne vaut pas l’impatience,
Ni l’ardeur de nos souhaits.
La Fortune à ma jeunesse
Offrit l’éclat des grandeurs :
Comme un autre avec souplesse
J’aurois brigué ses faveurs ;
Mais, sur le peu de mérite
De ceux qu’elle a bien traités,
J’eus honte de la poursuite
De ses aveugles bontés ;
Et je passai, quoi que donne
D’éclat et pourpre et couronne,
Du mépris de la personne
Aux mépris des dignités.
Aux ardeurs de mon bel âge
L’Amour joignit son flambeau ;
Les Ans de ce Dieu volage
M’ont arraché le bandeau :
J’ai vu toutes mes foiblesses,
Et connu qu’entre les bras
Des plus fidelles Maîtresses,
Enivré de leurs caresses,
Je ne les possédois pas.
Mais quoi ! ma goutte est passée ;
Mes chagrins sont écartés:
Pourquoi noircir ma pensée
De ces tristes vérités ?
Laissons revenir en foule
Mensonge, erreurs, passions :
Sur ce peu de temps qui coule,
Faut-il des réflexions ?
Que sage est qui s’en défie !
J’en connois la vanité :
La bonne ou mauvaise santé
Fait notre philosophie.