RIEN n’est meilleur que d’agir à sa guise,
Et le vrai sage est Horace à Tibur.
Ne craignez pas qu’en snob je me déguise ;
Je fuis le monde et ne compte que sur
Les tout petits plaisirs dont je suis sûr.
Dans ma pensée, un rêve de féerie,
Du tabac frais, beaucoup de flânerie,
Cela sera toujours dans mes moyens.
Je ne veux rien de plus, je vous en prie.
L’indépendance est le premier des biens.
Toujours tremblant pour sa place conquise,
L’ambitieux fait un métier très dur.
Avec un bruit de couteau qu’on aiguise,
Il entend bien, dans un recoin obscur,
Se remuer son successeur futur.
L’homme d’argent aussi, je le parie,
N’a de bonheur que pour la galerie.
Pauvre Rothschild, quels ennuis sont les tiens !
Ah ! laissez-moi cueillir l’heure fleurie.
L’indépendance est le premier des biens.
Vous supposez que mon désir, marquise,
Marque pour vous vingt degrés Réaumur,
Et que, dompté par votre grâce exquise,
Pour l’esclavage amoureux je suis mûr ;
Mais n’allez pas me mettre au pied du mur.
Imperméable à la coquetterie,
J’ai quelque part ma très humble chérie,
A qui je dis : « Prends ton ombrelle et viens ! »
Et nous courons tous deux dans la prairie.
L’indépendance est le premier des biens.
ENVOI
Princes, je suis pour vous sans flatterie.
La République, en mon chemin, me crie :
« Je suis ouverte. Entre ! » Non, citoyens.
Je veux aimer librement ma patrie.
L’indépendance est le premier des biens.
QUEL ciel pur ! Je ferme mon livre.
Allons voir les blés, ma Suzon !
La forte chaleur nous enivre.
Baise-moi ; car, dans ce buisson,
Tous les nids nous font la leçon.
Dans ce champ dont l’épi nous frôle,
Aimons-nous loin de tout soupçon.
Les blés sont à hauteur d’épaule.
Les beaux blés ! L’œil se plaît à suivre
Leur onduleux et vert frisson.
Ils deviendront couleur de cuivre,
Grâce au soleil, ce bon garçon.
Juin resplendit. L’aigre chanson
Des fauvettes d’eau sous le saule
Se mêle au trille du pinson.
Les blés sont à hauteur d’épaule.
Les pauvres auront de quoi vivre.
Quelle récolte à l’horizon !
C’est le pain à trois sous la livre !
Et, lors de la dure saison,
Pas de famine à la maison.
Quels épis ! L’oiselet y piaule ;
Le bleuet y pousse à foison.
Les blés sont à hauteur d’épaule.
ENVOI
Voici bienfaits de ta façon,
Cher vieux pays, fertile Gaule !
Tenons-nous prêts pour la moisson.
Les blés sont à hauteur d’épaule.
QUAND un enfant, tête blonde et jolie,
Me tend le front, à moi presque vieillard,
Parfois je rêve avec mélancolie
D’une famille. Hélas ! il est trop tard,
Et je n’ai pas de fils, même bâtard.
Mais en songeant que l’homme, sur la terre,
Dans la douleur s’en va vers le mystère,
J’étouffe en moi ces regrets décevants.
Il vaut mieux vivre et souffrir solitaire.
Je suis heureux de n’avoir pas d’enfants.
La fin du siècle est de tristesse emplie.
La Tour Eiffel est le comble de l’art.
Qu’à l’avenir le faible s’humilie !
Le lion seul a désormais sa part.
Pour loi, la lutte, et pour Dieu, le hasard.
Tout au plus fort, tout au plus volontaire !
Les cœurs naïfs que la justice altère
Seront broyés sous des pieds d’éléphants.
O legs des Droits de l’Homme et de Voltaire !
Je suis heureux de n’avoir pas d’enfants.
On arme en France, en Prusse, en Italie.
Il va sonner, le clairon du départ.
Je te maudis, guerre, absurde folie !
Oh ! sous la lune, en ce charnier blafard,
Qu’ils font pitié, ces morts au blanc regard !
Pourquoi pleurer, aïeul ? Il faut te taire.
Sèche tes yeux, montre du caractère
Et vois passer les drapeaux triomphants.
Tu perds trois fils. C’est la loi militaire.
Je suis heureux de n’avoir pas d’enfants.
ENVOI
Malthus, l’époux et le célibataire
N’ont que trop bien suivi ta règle austère ;
Et moi, qui prends de l’âge et me défends
De m’embarquer trop souvent pour Cythère,
Je suis heureux de n’avoir pas d’enfants.
CHRÉTIEN de cœur, sinon de foi,
Que la raison maussade éclaire,
Je ne peux plus ― hélas ! pourquoi ? ―
Aller à la messe et m’y plaire.
Mais, comme moi, le populaire
En vain semble se détacher
De sa croyance séculaire :
Le Français tient à son clocher.
On proscrit Dieu de par la loi ;
Les curés privés de salaire
Sont condamnés sans nul pourvoi ;
Le progrès toujours s’accélère
Du dogme laïque et scolaire.
Mais au peuple on a beau prêcher
L’impiété par circulaire :
Le Français tient à son clocher.
Priant pour tous, priant pour moi
Le ciel qui doit être en colère,
L’angelus nous verse l’émoi,
Quand, parmi l’or crépusculaire,
Vibre la cloche lente et claire.
L’hirondelle, pour s’y nicher,
Aime l’ogive tutélaire :
Le Français tient à son clocher.
ENVOI
Vous qui menez notre galère
Et la faites si mal marcher,
Allez tous vous faire lanlaire !
Le Français tient à son clocher.
J’AI trop rimé. Je devrais clore
Ma porte à cet instinct pervers.
Plus une rime que j’ignore !
Que de feuillets et de revers
Furent par moi d’encre couverts !
J’aurais droit à la lassitude.
Mais non. Je fais toujours des vers
Pour n’en pas perdre l’habitude.
Poésie, ô grelot sonore,
Pour toi, que d’ennuis j’ai soufferts !
Car la foule à peine t’honore.
Nos livres, rarement ouverts,
Seront bientôt mangés des vers.
Qu’importe ! Dans ma solitude,
Je me mets la tête à l’envers,
Pour n’en pas perdre l’habitude.
Puis, la blonde enfant que j’adore,
Malgré mon front chargé d’hivers,
Aux mois fleuris, veut bien encore
Avec moi courir à travers
Le bois où sifflent les piverts ;
Et je lui dis ma gratitude
En rythmes légers et divers,
Pour n’en pas perdre l’habitude.
ENVOI
Muse au front ceint de lauriers verts,
Loin de la vile multitude,
Chantons l’admirable univers
Pour n’en pas perdre l’habitude.
TRISTES vaincus, à l’œil terne, au teint rance,
Anciens chanteurs ayant perdu la voix,
On n’a pour vous pitié ni déférence.
Mais je prétends vous venger ― je le dois ―
Des coups de pied de l’âne et du bourgeois.
Car le destin fut vraiment trop sévère
Et d’amertume a rempli votre verre.
Artistes fous et poètes crottés,
Je saluerai votre navrant calvaire.
Soyons cléments pour les pauvres ratés.
Tous, ils voulaient saisir une espérance ;
Mais le serpent leur glissa dans les doigts.
Jeunes et forts, pleins d’audace et d’outrance,
Ils aimaient l’art, ils s’écriaient : « J’y crois ! »
Puis sont tombés, écrasés sous son poids.
Leur bref avril donna sa primevère.
Peut-être, éclos dans une autre atmosphère,
Auraient-ils eu de très féconds étés ?
Tel sot fleurit, parce qu’il persévère.
Soyons cléments pour les pauvres ratés.
Blessés de l’art, je plains votre souffrance.
Soldats partis pour la gloire autrefois,
Votre bâton de maréchal de France
Ne fut, hélas ! qu’une jambe de bois ;
Et, sur vos cœurs, ni médaille ni croix.
Mais à beaucoup d’heureux je vous préfère ;
Car vous rêviez, dès la première affaire,
De fiers drapeaux sur la brèche plantés,
Et vous avez combattu sans forfaire.
Soyons cléments pour les pauvres ratés.
ENVOI
Maîtres fameux, artistes qu’on révère,
Sous le laurier que la foule confère,
Songez-vous pas parfois, tout attristés,
Aux embryons étouffés dans l’ovaire ?
Soyons cléments pour les pauvres ratés.
LE Paris chic est sur la Rive Droite.
Dieu ! que d’hôtels loués pour de longs baux !
Mais ces splendeurs n’ont rien que je convoite,
Car j’y vois trop de gens qui font les beaux,
Trop de boursiers, de juifs et de cabots.
Je le sais bien, c’est là qu’on fait fortune.
Pourtant ce luxe effréné m’importune ;
Et ma raison, pour lui tenir rigueur,
N’a pas le sens commun, mais c’en est une :
La Rive Gauche est du côté du cœur.
C’est la province avec sa vie étroite.
On dort, la nuit. Ni cercles ni tripots.
Le bouquineur y fouille dans la boîte ;
Mainte fenêtre a des roses en pots.
O vieille France ! ô coins de tout repos !
Allez donc voir par un beau clair de lune,
Quai Malaquais ou bien quai de Béthune,
Couler la Seine où siffle un remorqueur...
Mais cela vaut Venise et sa lagune !
La Rive Gauche est du côté du cœur.
Loin du théâtre à l’atmosphère moite,
Des omnibus traînés par trois chevaux
Et des jobards qu’à la Bourse on exploite,
On trouve encore ici quelques cerveaux
Sur de vieux airs rimant des vers nouveaux.
Pour ces naïfs, de politique aucune ;
Et, fichtre ! c’est une heureuse lacune.
On rêve en paix, loin du Paris blagueur,
Et l’on y vit chacun pour sa chacune.
La Rive Gauche est du côté du cœur.
ENVOI
On vous trompa, disgrâce assez commune.
Passez les ponts, cher Prince, sans rancune.
Ici l’amour fidèle est en vigueur.
Ma blonde y loge ; ayez-y votre brune.
La Rive Gauche est du côté du cœur.