Cités d’Europe et vous là-bas, villes d’Asie,
Et vous, Moscou, et vous, Irkoutsk et Archangel,
Vous portez tour à tour les couronnes de gel
Dont se pare la blanche et mystique Russie.
On ne sait quelle flamme immense anime en vous
Ce brasier de ferveur qu’est votre âme dardée ;
Tout sacrifice vous l’acceptez à deux genoux
Et vous mourrez, en silence, pour une idée.
Et vous vous partagez le pain de la douleur
Pour que grandisse en vous l’humanité souffrante !
Une neige chaude et secrète est dans vos cœurs
Et vous donne pour feu sa pureté ardente.
Certes vous travaillez à quelque haut destin,
Mais non comme autrefois Sidon, Carthage ou Rome.
Si vous croyez encor dans un ciel incertain,
Vous avez, avant tout, espoir et foi dans l’homme.
Vous vivez dans la flamme et son tressaillement,
Portant le culte en vous de la pitié auguste
Et la divine soif d’être humaines et justes
Pousse votre vertu jusqu’à l’affolement.
Je sais, là-bas,
Qu’en une île de la Néva,
Une prison fatale allonge son mystère ;
Le seuil en est usé, le seuil en est fendu,
Si nombreux furent-ils ceux qui s’y sont rendus
Pour y souffrir, pour y mourir
Silencieusement, en des geôles, sous terre.
Je sais
Que c’est la rouge et séculaire tyrannie
Qui seule en a creusé l’accès ;
Et qu’elle est implacable et qu’elle est infinie.
Pourtant,
J’ai moins peur d’elle, en notre temps,
Que de celle qui règne, ordonnée et guerrière,
Des plaines de la Prusse aux monts de la Bavière.
L’une est vantarde et dit qu’elle détient en mains
L’atout qui fixe au jeu le sort du genre humain ;
Elle s’étale, elle s’admire, elle s’encense ;
Elle attend que le monde approuve sa démence.
Tandis que l’autre admet au moins que lentement
On desserre les nœuds de son étranglement.
Russie ardente et glaciale,
Je me suis attardé longtemps parmi les dalles
Qui recouvrent de marbres blancs et de croix d’or
Les énormes cercueils de tes empereurs morts ;
C’était à Pétrograde en l’église Saint-Pierre ;
Un peuple doux s’y prosternait de pierre en pierre,
Offrant quelque humble cierge au résineux parfum
À la grande Tzarine ou au grand Tzar défunt ;
Un geste tendre accompagnait ce don minime ;
Tout s’y prouvait familial et unanime ;
Quelque chose de très profond s’accomplissait
Pieusement, comme en secret,
Au fond de ces cœurs bons qui tiraient leur prière
Dieu sait de quelle entente obscure et millénaire.
Tu marcheras un jour libre sur le sol blanc
Qui monte vers l’Oural, ou descend vers l’Ukraine,
Russie étrange et souterraine,
Qui tiens ton avenir entre tes doigts tremblants.
Il te sera d’autant plus sûr que l’ignorance
T’en interdit longtemps la vivace espérance
Et qu’il n’aura pendant des ans
Puisé sa lumière et sa force
Qu’au beau sang lumineux qui coula de ton torse.
Mais aujourd’hui
Il est patent cet avenir ; il brûle, il luit
À travers la ténèbre et l’effroi de la nuit ;
On l’acclame et en Pologne et en Finlande ;
Des innombrables mains lui tressent sa guirlande ;
Il croît, monte, s’épand et s’affirme partout ;
Il parle à voix rapide et se carre debout,
Avec des gestes nets, dans la Douma d’Empire ;
Les buts les plus précis vers leurs cibles l’attirent
Déjà pour l’écouter s’en vint vers lui
Un Tzar, homme loyal, dont il attend l’appui ;
Les cœurs fous, les cœurs sages
Rangent également leurs feux
Mystérieux
Sur son passage ;
On ne sait quoi, dans la clarté et dans le vent,
L’entoure d’un accueil lumineux et mouvant ;
Dites l’immense espoir et l’éclatante joie
Dont il est tour à tour le ferment et la proie
Et puis dites aussi le cri
Qui déjà passe et qui bondit
À travers monts et plaines
De Courlande en Oural et d’Oural en Ukraine.
Sainte Russie aux cent peuples, Russie armée,
Si tu luttes sous les obus et les fumées
Avec des mains comme enflammées,
C’est que tu sais qu’il faut en ce terrible temps
Pour conquérir cet avenir
Unir
Ton destin trouble au destin clair de l’Occident.
Aussi, par-dessus l’Allemagne carnassière,
C’est à notre clarté que tu joins ta lumière
Dans les combats de volonté à volonté
Tu ne t’interdis point l’instant de la bonté.
Tu prends l’homme complet et le dresses dans l’ordre ;
Tu ne l’éduques point à mentir ni à mordre,
Te prédisant, qu’un jour de fraternelle ardeur,
Grâce à notre raison et grâce à ta ferveur,
Le monde
— Quoique affaibli et divisé,
Par la fureur mauvaise et la haine inféconde —
Sera quand même et par vous et par nous
Recomposé.